Anno Domini 2019. L’état du monde vu par Slobodan Despot

par | 29.12.2019 | En accès libre, Le bruit du temps, Slobodan Despot

Durant cette année, j’ai parcouru le monde d’extrême-Orient en Caraïbes, de la forêt nordique au Cameroun. J’ai raconté la plupart de ces voyages dans l’Antipresse. Or il est bon de traiter ses souvenirs comme un bon vin et de les laisser décanter quelques mois pour qu’ils dégagent tout leur arôme. Je m’arrête donc pendant quelques heures et vous propose un compte rendu entièrement personnel sur ce que j’ai vu, compris ou lu durant l’an 2019.

L’esprit du temps

Pendant une grande partie de l’année 2019, j’ai sillonné la planète sans domicile fixe, veillant chaque semaine à ce que le fil rouge de l’Antipresse ne se rompe pas. Les circonstances où j’ai écrit mes articles, corrigé, mis en forme et posté le magazine mériteraient à elles seules un livre. C’est seulement maintenant, a posteriori, que je me demande quel démon m’a poussé dans ce tour du monde. Quel était le leitmotiv de ces voyages? La recherche désespérée d’un Zeitgeist ou le désir de mémoriser une sorte d’inventaire avant fermeture?

C’est peut-être un rêve éveillé qui en donne la clef. Au début de mon périple asiatique, marchant sur le Baïkal gelé avec un certain pincement au cœur à l’approche des multitudes connectées de la Chine, j’avais imaginé qu’un nouveau pacte se nouait au-dessus de nos têtes. Le projet de Dieu, le nôtre, l’ancien, avait échoué. L’homme n’était pas à la hauteur. Il menaçait de souiller sa propre niche et d’empoisonner sa gamelle, tel un chien sénile. Il avait trop proliféré pour continuer en tant qu’espèce différenciée, avec son anarchie et ses excentricités. Il consommait trop, ronchonnait trop, ruait trop, coûtait trop.

Devant l’imminence du désastre, un nouveau dieu, plus cynique, venait proposer au vieux de reprendre son affaire pour la relancer sur d’autres rails. En commençant par modifier l’espèce. Notre maquis foutraque serait réduit à un gazon bien lisse, l’homo sapiens arraisonné, taillé, recadré, polarisé comme les molécules d’un aimant. Le noyau d’identité appelé personne passerait de l’individu à la collectivité (la ruche). Dès lors, loger vingt ou cinquante milliards d’unités humanoïdes sur la planète ne poserait plus de problèmes. Et l’on avait, par surcroît, les outils à disposition, entre l’omnisurveillance informatisée, la biotech et la soi-disant «intelligence artificielle», en réalité outil de simplification de l’esprit humain. Le Dieu d’Abraham (mais aussi le Principe du Tao, le Brahman de la Bhagavad-Gita et l’Olympe au grand complet) a-t-il, de guerre lasse, validé le deal, passé la main, accepté la solution managériale à son échec sur Terre? Ou s’est-il rebiffé?

Je me suis convaincu au fil de mes voyages qu’au fond, tout au fond des grands enjeux qui nous occupent, la seule question est bien celle-là, comme l’avait entrevue, voici bientôt vingt ans, Alexandre Zinoviev dans son manuscrit posthume sur la Fourmilière humaine.

«Notre XXe siècle aura peut-être été le siècle le plus dramatique de toute l’histoire humaine… siècle de passion et d’aventure: siècle d’espoirs et de désespoirs, d’illusions et de visions, d’avancées et de déceptions, de joies et de malheurs, d’amour et de haine… Ç’aura été, peut-être, le dernier siècle humain. A sa suite se profile une masse de siècles d’histoire suprahumaine ou posthumaine, une histoire sans espoirs ni désespoirs, sans illusions ni visions, sans avancées ni déceptions, sans joies ni chagrins, sans amour ni haine…»

Que l’internet figure comme super-pays dans mon tour du monde n’est pas un hasard. Le manque ou la défaillance du wifi est devenu en peu d’années un souci primordial de tout voyageur. Débranchez-nous et que reste-t-il? Le dinosaure de l’ère préinformatique que je suis sait encore lire une carte imprimée ou calculer de tête un change. Mais ceux qui viennent? Leur vie est-elle encore imaginable sans l’interconnectivité? Et nous ne sommes qu’au début. A la communication consciente entre humains succède, avec la 5G et l’«Internet of Things», la veille invisible et permanente des accessoires qui nous encerclent. Essayez de ne pas être sage dans un monde comme celui-là… La micropunaise vous caftera, le nanodrone vous châtiera. Je délire? Demandez aux Chinois! Un écart de conduite, et la reconnaissance faciale leur barre l’accès aux magasins ou aux trains.

L’ampleur et la rapidité des métamorphoses de ce monde me sidèrent. A Hong Kong, fait rarissime, j’écris un long poème précipité — en anglais, langue maternelle de ce Nouveau monde —, où j’interroge les maîtres de la technosphère.

Where did your seasons go?

Are you going to replace the Sun

With a billion bulbs in a row?

Do you want us to breathe

Or just to filter and hiss?

Is there a future ahead

Or also a present to tame

And a past to dismiss?

(…)

Et alors, retrouvant la permanence rassurante des mots, je m’avise que tout cela n’est qu’un vieux vin reversé dans des outres nouvelles. Que l’irruption miraculeuse de la conscience individuelle (et de la liberté qui va avec) est une anomalie apparue vers le VIe siècle avant Jésus-Christ en deux ou trois endroits du monde. Un scintillement dans la mer Égée, des chemins de poussière en Judée, l’âne de Confucius… Qu’est-ce en face des millénaires d’obscurité et de servage qui ont façonné l’espèce? Que sont les nouveaux esclaves de la consommation, sinon des serfs mésopotamiens ou aztèques, taillables et remplaçables à merci?

Dès lors, en quoi la donne change-t-elle? En ceci, peut-être, que la technosphère (impliquant les élites de la finance et de la politique) se construit une tour d’ivoire plus haute et plus inaccessible encore que tous les pouvoirs précédents. Elle s’approprie rapidement tout l’argent, tous les moyens, toutes les données. Elle s’apprête, sans même se passer le mot — et sans même y réfléchir — à remodeler les conditions de la vie sur terre (comme j’ai cru l’entrevoir dans «Le (tout) grand remplacement». Cela peut-il réussir? Posons la question aux utopies antérieures dont les ruines hantent la planète. Celle-ci est certes la mieux outillée pour réussir. Ne serait-ce que parce qu’elle ne connaît plus d’ailleurs, partant plus de bases arrière pour la résistance et la reconquête.

En tous les points du globe et particulièrement en Chine, j’ai vu le désemparement (souvent inavoué) de l’humanité, oscillant entre le confort, la fascination et la peur, devant cette nouvelle emprise sur nos vies. On nous épouvante avec le réchauffement climatique, le terrorisme ou les urgences «sociétales», mais l’époque s’entend à fabriquer des illusions. Le danger est tellement plus proche, plus concret que tout cela. C’est comme une veillée d’armes, des consciences suspendues à l’issue de cette lutte entre l’ordre monophasé du nouveau dieu et les armées, en rangs dispersés, de l’ancien. Or j’ai le sentiment que c’est cette dispersion même, comme dans un dispositif de guérilla, qui nous sauvera. Rien de ce qui unifie extérieurement l’humanité aujourd’hui n’est souhaitable ni propice.

Et j’ai poursuivi ma route, tant de semaines seul dans des mondes nouveaux, soutenu par les visages de ceux que j’aime. Et j’ai retrouvé confiance en découvrant, chez tous les humains de partout, les mêmes nostalgies, les mêmes consolations, les mêmes erreurs de programmation qui sont aujourd’hui nos vertus. De Maxim, le batelier rencontré sur la glace du Baïkal, à Alejandro, le guide de La Havane, une humanité robuste qui vit comme si le mirage technologique n’était… qu’un mirage. La bataille sera rude, la surveillance sévère et les drones en essaim pleuvront serré comme les flèches des Perses sur les héros de Sparte. A quoi nous répondrons, comme Léonidas: «Tant mieux. Nous combattrons à l’ombre!» En nous rappelant sans cesse qu’aux Thermopyles, trois cents hommes conscients de la valeur de ce qu’ils défendaient ont arrêté une horde incommensurable.

—•—

Je suis conscient du privilège que ce fut de pouvoir parcourir le monde librement, sans autre mission que d’en retransmettre quelques reflets. Mon corps a bien voulu me faire crédit de la fatigue durant tous ces mois, mais elle a fini par me rattraper. L’attention, l’observation, l’orientation deviennent des efforts sérieux au tournant de la cinquantaine. Il aura fallu toute cette cavalcade pour m’en rendre compte: c’est comme si, en avalant l’espace, j’avais cru pouvoir arrêter le temps. Si j’ai un vœu pour 2020, c’est de moins voyager et d’écrire davantage.

Quoi qu’il en soit, j’espère de tout cœur que mes comptes rendus au fil des expéditions auront été des plaisirs de lecture. Si, de plus, on y a appris quelque chose, mon bonheur sera complet. J’y ai mis toute mon âme. Je dédie ce kaléïdoscope aux gens extraordinaires que j’ai rencontrés durant mes périples et qui m’ont donné, pour piller Brassens, «quatre bouts de pain (spirituel) quand dans ma vie il faisait faim».

Lieux

Janvier: Küstendorf

Pour la première fois, j’ai été invité à faire partie d’un jury de cinéma. Pas n’importe où: à Küstendorf, le village recréé par Emir Kusturica. Pendant une semaine, donc, j’ai vécu dans ce conte de fées réalisé, au milieu des neiges vierges à la frontière de la Serbie et de la Bosnie. Décortiquer des courts-métrages en compagnie de grands professionnels comme Michel Amathieu, Stana Katic ou Tancrède Ramonet m’a ramené à mes premières amours, à ces années 1980 où j’ambitionnais d’être reçu à l’École du cinéma de Prague. Si l’Antipresse devait avoir un parrain, ce serait bien le Professeur Kusturica, anticonformiste, anti-impérialiste, anticomplaisant jusqu’au bout de sa tignasse. Et une vraie Antigone dans ses choix, ceux de la vie comme ceux de l’art.

En quoi un film, un livre, un témoignage rend-il l’esprit du temps? Et ce Zeitgeist, où se loge-t-il? La question qui nous a occupés durant ces six jours a continué de me hanter jusqu’à aujourd’hui.

Les créateurs d’aujourd’hui sont plus dépouillés que jamais. Plus de théories pour les justifier, plus de «mouvements» pour porter un message, plus de prétextes moraux pour excuser le bâclage artistique. En y pensant, j’ai éprouvé à l’égard de ces jeunes artistes un sentiment inattendu: l’admiration.

Emir Kusturica avec Sergi Lopez, 13.1.2019

Février: Paris, Place de la République

C’était l’Acte XII des Gilets Jaunes, et j’y ai été happé presque par hasard — si une curiosité irrésistible peut être appelée ainsi. De Bastille à République, j’avais accompagné cette foule paisible et gouailleuse. Au fil des rencontres, je m’étais retrouvé en première ligne. Pour me faire gazer pour la première fois de ma vie! Pour la première fois, aussi, j’ai ressenti dans mes tripes la panique incontrôlable d’une foule prise dans la nasse et l’inflexibilité cybernétique des robocops chargés de réprimer le mouvement.

Aujourd’hui, j’enregistre la voix des gens et je témoigne de la renaissance inattendue d’une geste française. Mais aussi d’une violence délibérée, planifiée, qui soulèverait la colère du monde entier si elle se passait chez Bachar el Assad.

Mars: Lac Baïkal

Pour comprendre notre environnement de près, mieux vaut le regarder de loin. Pour s’entendre penser et respirer, mieux vaut s’emmurer dans le silence — le silence extérieur et aussi ce silence intérieur que vous assure le jeûne complet. C’est mon deuxième séjour à Goriatchinsk, ce village où se pratique l’une des formes de thérapie et de récupération les plus déroutantes et les plus efficaces qui soient. Il faut bien cela pour préparer la plongée qui suit dans le «nouveau» Nouveau Monde.

Allons-nous vers le «transhumanisme» que caressent les gourous de la Silicon Valley, vers cette hybridation régressive entre un islam déraciné et une post-démocratie exsangue qu’annonce Houellebecq dans Soumission, ou vers la termitière interconnectée que semblent construire les géants de l’informatique?

Mars: à travers la Mongolie

Deux jours dans une antique voiture-lits avec son samovar à charbon, à travers l’immensité mongole. Des visions sidérantes émergent, tout à coup, de ce désert qui défile: église au bulbe turquoise, moniteur cathodique, barres HLM au milieu de rien, Prius à l’horizon, gardiens aux passages à niveaux où personne jamais ne passe. Je suis seul dans mon compartiment de velours rouge sang. Ce vide qui m’entoure est intensément habité. Ou est-ce moi qui le peuple avec mes fantômes?

Où est Ourga? Ces espaces immenses fascinent. On croirait à tout moment y voir paraître le Roi du Monde sur un poney. Ou la dernière escouade de résistants à la Révolution mondiale.

Saynshand, 24.3.2019

Mars: Pékin-Shanghaï-Shenzhen

Tant de surprises et de paradoxes d’un seul coup, en quelques jours, ne se résument pas. Cette capitale immense, grouillante et pourtant silencieuse avec ses véhicules électriques. Cette Cité interdite figurant la perfection du Pouvoir, comme un schéma qui aurait été tracé depuis des millénaires pour la domination totale à venir. L’humanité de ce peuple et son aliénation devant le petit écran qui lui est devenu plus précieux que sa main droite. La rencontre, si importante et si chaleureuse, du Dr Hubert et de Laurent Schiaparelli, qui deviendra «our man in Beijing», notre sentinelle en extrême Orient.

Dans les parcs, des vieillards secs, cheveux d’argent, torse nu, font leur footing et leur gymnastique, seuls ou parfois avec un homme plus jeune. Ils me font penser à Caton, à Sénèque, à des sénateurs stoïciens du temps où Rome était Rome.

Et les gratte-ciel tout droit sortis de Blade Runner, à Shanghaï, qui défient la raison avec leurs hologrammes? Et la philosophie de M. Ye, le banquier-blogueur, si bien en accord avec cette démesure fluide, préconisant tranquillement de fabriquer des humanoïdes «augmentés» en fonction de tâches spécifiques? Et la gentillesse futée d’Emma, l’éclaireuse des entrepreneurs suisses dans ce chaudron colossal. Et la pluie dans la vieille concession française, et la splendeur Art Déco de l’hôtel Peninsula, où je m’étais retranché pour rédiger mon Antipresse…

L’éthique de la liberté, dans notre histoire, a une sœur honteuse: la servitude volontaire. Le monde de demain, celui du flux, ne connaît pas ces concepts moraux. Il a déjà remplacé la politique par la gestion, le barrage par la canalisation. C’est un monde taoïste et confucéen, et c’est pourquoi la Chine s’en est appropriée.

Mais me voici reparti avant même d’avoir vu digérer cet univers en expansion, juste le temps d’emmagasiner son empreinte dans ma mémoire. Et je remonte dans ces TGV sillonnant toute la Chine à une cadence de tramways. Et j’atterris dans cette cité d’utopie, Shenzhen, passée du village de pêcheurs à la mégapole technologique en une génération, si clean qu’on pourrait y manger par terre s’il nous restait encore une bribe d’appétit devant cette menaçante perfection. C’est ici que la Chine a posé à l’Occident sa trappe la plus finaude: utiliser sa soif de profit immodérée pour le dépouiller de ses technologies et rendre enfin la pièce d’une lointaine humiliation. Derrière les mirages robotiques, une mémoire sans pardon.

L’absence d’infrastructures (ermitages, campagne, vie sauvage) nous renvoie à nous-mêmes. A contrario, l’excès d’infrastructures nous fait sortir de notre orbite et asphyxie notre vie intérieure. Dans quels déserts sont nées les grandes traditions spirituelles: Tibet, Égypte, Palestine! Le Bouddha sort de son palais, se trouve un figuier à Bodhgaya et il fonde une civilisation. Avant de naître dans la pierre, les grands temples naissent dans l’imagination collective. Quelle place reste-t-il pour l’imagination à l’ombre des tours de verre, avec six étages de souterrains électrifiés sous nos pieds?

Shanghai, 28.3.2019

Avril: Hong Kong

Je ne savais pas encore que c’était le dernier moment pour visiter cette «rassurante enclave d’anarchie». Aucun signe ne le laissait présager. Les révolutions «colorées» frappent toujours sans prévenir, le feu prend à l’endroit le plus improbable. Le soulagement que ce fut après la Chine d’y retrouver l’odeur des gaz d’échappement et du graillon, des passants qui n’ont pas les yeux rivés sur leur smartphone, le brouhaha du commerce libre et effréné. Toutes choses que nous ne reverrons plus jamais. Après l’éruption de 2019, la normalisation sera impitoyable, dût-elle porter des gants de soie.

Hong Kong est vive, expéditive, agnostique, roublarde, comme tout ce qui a été au contact des Anglais. Elle reste pour quelques années encore un comptoir de l’Europe face à l’Empire. Non de l’Europe d’aujourd’hui, société en phase terminale sclérosée par la bureaucratie et l’idéologie, mais de l’Europe avide et conquérante qui voulut avaler la planète. Cette exception ne va pas tarder à disparaître, mise en coupe réglée par le Léviathan chinois. L’Europe a inventé le totalitarisme, mais ses apprentis sont devenus ses maîtres.

Ile de Lamma (Hong Kong), 1.4.2019

Juin: Belgrade

Je retrouve Emir Kusturica au «Contrepoint» de Belgrade, un rassemblement unique en Europe. Le réalisateur et le ministre de la culture y accueillent des interlocuteurs du monde entier pour parler de ce qui rapproche les humains. Cette année, ils viennent d’Iran, de Chine, de Tchétchénie… et de Suisse (SD). Par contrepoint, l’on voit mieux, du coup, ce qui les divise et où se trouve le diviseur. L’Amérique est de toute évidence l’«homme malade» de ce début de XXIe siècle, multipliant les coups de force et fomentant les troubles pour essayer de maintenir une hégémonie qui, depuis 1945, n’a jamais été aussi chancelante. Ni aussi illégitime.

Aujourd’hui, lorsque nous nous rendons à ces conférences situées hors de la sphère atlantique et de l’anglais obligatoire, nous nous sentons un peu comme ces délégués soviétiques de jadis qui se surprenaient soudain à respirer à pleins poumons une fois arrivés à l’ouest du Rideau de fer.

Juillet: Hydra

Retraite d’une semaine dans une île sans voitures, sans motos, sans discothèques, mais avec une longue mémoire et une profonde culture. Hydra fut l’une des bases de la lutte grecque contre l’Ottoman. Elle fut aussi le refuge et l’inspiration d’un des grands poètes de notre temps. Une enclave de bon goût dans la déferlante du tourisme de masse.

L’auberge de l’Olivier desséché, QG de Leonard Cohen, affiche l’inévitable cliché noir-blanc du poète avec sa guitare, entouré de copains. Hydra cultive le bonheur, et surtout ce bonheur surmultiplié qu’est le souvenir du bonheur. Si Patrick Modiano découvrait ce lieu et cet album, il en tirerait au moins six romans nostalgiques.

Août: Russie

Pendant que je consacrais mon «feuilleton d’été» à une esquisse d’autobiographie intellectuelle, j’ai poussé une expédition de repérage littéraire dans les immenses forêts russes, au nord-est de Kostroma. Douze heures de train de Moscou, et déjà l’on est hors du temps. J’y ai vécu dans une isba sans eau courante, mais avec un poêle antique et colossal, vivant comme un bon génie des lieux.

Le train d’Abakan arriva à dix-sept heures trente et une. En trois jours de route jusqu’à ma petite station, il n’avait pas pris qu’une minute de retard. Je montai dans la voiture et le compartiment qui figuraient sur ma réservation et m’étendis sur ma couchette. Je passai les deux heures suivantes à regarder défiler les sapins derrière la fenêtre embuée par la pluie. (Manuscrit de roman)

Le spectre de Lénine. Nikolo-Poloma, 10.8.2019

Octobre: Corse

Mon délicieux ami Christophe Bourseiller m’avait invité à parler de mon roman le Le Rayon bleu au Festival Arte Mare, consacré cette année au thème de l’espionnage. Un éblouissement encore: la Corse avec sa lumière, ses goûts et son orgueil. Christophe sait s’entourer. J’ai donc rencontré, une fois de plus, des personnages hors du commun. Pour ne mentionner qu’eux, des ex-«barbouzes» comme Eric Dénecé, Jacques Neriah ou Percy Kemp, devenu romancier et essayiste. Je n’ai pas écrit de «Bruit du Temps» depuis la Corse, mais proposé une tribune sur la tragédie kurde à Jacques Neriah, qui fut l’un des responsables du renseignement militaire israélien.

Constatant la réaction américaine face aux Kurdes, et n’ayant pas le choix qu’avaient les Kurdes de se réfugier dans le giron de Bashar al-Assad pour se défendre contre l’incursion Turque et d’oublier à jamais leur rêve d’indépendance, Israël devra affronter l’administration américaine et de ne compter que sur lui-même: c’est la leçon ultime des derniers événements en Syrie.

«Jacques Neriah: L’abandon des Kurdes syriens par les USA, une perspective israélienne», Antipresse 203 | 20/10/2019.

Christophe Bourseiller et Nicolas Saada, Bastia, 8.10.2019

Novembre: Cameroun

Première incursion dans l’Afrique noire, sa touffeur, le noir de ses nuits. De manière assez surprenante, j’ai été invité à participer aux Assises de la presse francophone à Yaoundé comme représentant de la Suisse. Comment refuser un tel rendez-vous? Je ne l’ai pas regretté. Il m’a rendu confiance dans le métier de journaliste et permis de comprendre un peu mieux les lignes de fracture qui passent à l’intérieur de cette corporation.

Le journalisme moderne est gangrené par une idéologie de l’objectivité qui — le chemin de l’enfer étant pavé de bonnes intentions — aboutit à son contraire, le règne de la manipulation et de l’arbitraire. Avec le «fact checking», le détachement plus ou moins feint, on entretient le mythe d’une information impersonnelle, comme arrivant de Sirius. Dans les faits, on prépare le remplacement des journalistes par des algorithmes.

Les supporters. Yaoundé, 21.11.2019

Décembre: Cuba

Une véritable semaine de vacances dans une «utopie balnéaire», façade riante d’un pays décrépit où la vie est dure… mais fière. Une visite véritablement initiatique à La Havane d’où il m’a semblé repartir changé. Comme plus adulte. J’en rapporte des goûts, des odeurs, un esprit subtil… et un souvenir qui me hante: l’austère cellule d’Ernest Hemingway, au 511 de l’hôtel Ambos Mundos!

Il arrivait d’en face, Key West, la pointe extrême de la Floride. Pourquoi avait-il, comme d’autres continentaux remuants, choisi Cuba? Pour se trouver, dans cet empire où la dissidence à proprement parler n’existe pas, sa tribune d’exil, comme le fut Amsterdam pour Descartes ou Guernesey pour Hugo? Pour déplacer les angles de vision? Pour tendre à ses compatriotes un miroir?

Monument à Yasser Arafat, La Havane, 18.12.2019

Toute l’année: Internet

Ce pays-là n’a pas de passeport, mais il le plus étendu au monde, et truffé de portails et de mots de passe. Plus la civilisation globale prétend abattre les barrières physiques, plus elle en installe dans le monde virtuel, jusqu’à le rendre impraticable. En Chine, le contrôle politique du réseau est remarquable. Les freins invisibles s’ajoutent aux barrières visibles pour vous dissuader d’aller voir ailleurs. En Russie, l’accès est étonnamment aisé et bon marché. A Cuba, le retour aux années 1990 n’a pas que des désavantages. On déterre de l’arrière-mémoire ces années où l’on pouvait s’en passer… et où l’on téléphonait encore depuis une cabine. Aujourd’hui, un hôtel sans accès wifi se fait crucifier sur Tripadvisor, même s’il a le meilleur service au monde. Comme quoi le bétail réclame lui-même son collier.

Shenzhen, 31.3.2019

Quelques événements

Dès l’origine, l’Antipresse s’est voulue une chronique décalée du temps. Entre les voyages, je me suis efforcé de commenter les événements qui m’ont marqué.

Quelques lectures

Sans empiéter sur le travail d’évangélisation du Cannibale lecteur, je propose ici un choix des lectures qui m’ont accompagné cette année, chroniquées ou non dans l’Antipresse. Je me suis efforcé par ailleurs, en août, d’exposer l’importance de la littérature comme guide pour la compréhension du monde.

  • Roland Jaccard, Wittgenstein ou la philosophie appliquée. Une lumineuse porte d’entrée pour un véritable éducateur du regard.

  • Fitzroy MacLean, Eastern Approaches. Le colossal récit d’aventures du fameux agent britannique m’a accompagné dans mon périple eurasien, jusqu’à n’être plus qu’une salade frisée. Édition française disponible depuis peu.

  • François Jullien, Traité de l’efficacité. En quoi la stratégie chinoise sera toujours plus pertinente que la nôtre? Capital.

  • Mon premier livre. Réédité par Payot, un «brûlot dévastateur. Un document sulfureux. Un pamphlet à charge contre le monde moderne» — bref un simple manuel d’apprentissage du français.)

  • Percy Kemp, La promesse d’Hector. Essai émouvant, personnel — sous forme de lettre à son fils — et pénétrant à la fois sur ce qui distingue la guerre des hommes de la guerre des machines — et les civilisations qui vont avec. Une lecture qui vous transforme!

  • Leonardo Padura, L’Homme qui aimait les chiens. Toute l’absurdité, l’illusion, le crime que fut le XXe siècle des idéologies. Un chef-d’œuvre de la littérature cubaine et mondiale.

  • Jean Raspail, La Miséricorde. Le roman inachevé par l’auteur lui-même lors d’un déjeuner mémorable à Paris en juillet. Raspail se dresse altier comme un monument dans un paysage culturel de plus en plus trivial.

  • Anna Gichkina, L’Europe face au mystère russe. Avec son enthousiasme pour la construction des ponts culturels, Gichkina réussit à rapprocher les mondes en soulignant, justement, ce qui les sépare.

  • François Bousquet, Courage. Manuel de guérilla culturelle. Le livre d’un homme droit et intelligent qui aurait mérité non une reliure souple, mais une reliure en acier et béton armé pour servir de projectile. Enfin la «droite» comprend la leçon de Gramsci…

  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 213 du 29/12/2019.

On peut aussi lire…

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Le grand carnaval

Nous venions de passer le mardi gras lorsque l’on apprenait la mort du prisonnier Navalny. Huit jours plus tard survenait le deuxième anniversaire de l’opération militaire spéciale russe en Ukraine. De quoi entretenir la farandole carnavalesque jusqu’à Pâques et au-delà.

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L’effondrement (3)

Ce qu’il y a d’intéressant dans le développement actuel, c’est la symétrie observable entre politique intérieure et extérieure. Les deux vont de pair. D’un côté, un bellicisme virant de plus en plus à l’hystérie, de l’autre une accélération de la dérive autocratique.

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L’école des terroristes: les prémices de la Révolution russe

La révolution d’Octobre en Russie fit officiellement basculer le monde dans l’ère totalitaire. Elle fut précédée d’une intense lutte politique, sociale et idéologique dont le terrorisme fut l’un des fers de lance. Un «témoin de l’histoire», imaginé par un romancier russe, a livré la psychologie des jeunes militants qui se sacrifièrent pour l’instauration d’un rêve de liberté qui finit en cauchemar. Est-ce un hasard si le roman portait en sous-titre «le livre des fins»?

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Pologne, entre rébellion et servitude

S’il existe encore de vraies figures de dissidents en Europe, Mateusz Piskorski en fait indubitablement partie. Ce professeur et homme politique polonais a payé ses convictions par la prison dans la Pologne dite démocratique. Dans cet entretien réalisé par Alexandra Klucznik-Schaller voici quelques semaines, il livre un regard franc et décentré sur la Pologne, la démocratie moderne, la Russie et l’empire anglo-saxon — et, par-dessus tout, sur cette servitude volontaire qui caractérise les élites européennes au XXIe siècle.

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