Caitlin Johnstone: l’État profond n’est pas le problème. Le problème, c’est nous.

par | 22.10.2017 | En accès libre, Passager clandestin, Slobodan Despot

Elle se définit comme une «rogue journalist», une «journaliste-voyou», utopiste, pacifiste, gauchiste anti-establishment, et fonctionne selon un modèle professionnel inédit, rendu possible par l’internet: le journalisme «participatif», financé par ses propres lecteurs au travers de Patreon.
Caitlin Johnstone ne se contente pas d’analyser les manipulations et les croyances inculquées aux masses. elle développe une réflexion philosophique, parfois dostoïevskienne, sur le rôle des tares humaines dans les dérives de la politique et de l’économie. Elle le fait avec un total franc-parler et une espérance civique d’une candeur inconnue de notre côté de l’Atlantique.

Qu’y a-t-il derrière l’homme derrière le rideau?

Le démasquage des conspirations peut être un art délicat. Il suffit d’une légère anicroche dans votre interface avec la matrice de propagande de l’establishment pour vous faire prendre une conscience aiguë de ce que les gourous de la TV et les politiques de Washington mentent à tout le monde, et c’est souvent suffisant pour susciter en vous des questions. Mais une fois que vous vous efforcez d’avoir des réponses à ces questions, il est très facile de vous perdre en cours de route.

La simple entrée en matière peut être très décourageante. A l’instant même où vous plongez votre orteil dans l’eau pour prendre la température, vous vous heurtez à un mur d’idioties antisémites, de ruminations paranoïaques incohérentes et d’allégations concernant des extraterrestres et des sociétés ultrasecrètes, allégations si impossibles à prouver que d’y accorder foi reviendrait à embrasser une religion. Ce seul fait suffit très souvent pour renvoyer les gens se terrer dans le confort de la narration «mainstream», hochant la tête et se gaussant d’un Alex Jones et des grenouilles gay.

Si vous réussissez à garder la tête froide dans ce marigot et à vous raccrocher à un sol stable, vous comprenez qu’une manière fiable de comprendre qui dirige vraiment consiste à suivre l’argent. Regardez qui finance vos politiques, qui possède et entretient les médias, comment ces deux facteurs entrent en résonance avec le comportement réel de votre gouvernement ainsi qu’avec les histoires qu’on vous raconte à ce propos, et vous commencerez à recueillir un début de réponse au pourquoi de cette manie constante du mensonge chez les faiseurs d’opinion et les hommes politiques.

Il s’avère que le gouvernement et le capitalisme peuvent s’entremêler en une relation fort malsaine connue sous le nom de corporatisme, qui tend naturellement à instaurer un système où les gens qui ont le plus d’argent peuvent s’acheter le pouvoir politique, qu’ils peuvent ensuite utiliser pour manipuler le système afin de gagner encore plus d’argent. Dans un tel système où argent égal pouvoir politique, ceux qui ont l’argent deviennent naturellement les souverains, au même titre qu’un roi ou une reine sont souverains, et afin de maintenir leur souveraineté, ils doivent s’assurer de garder le plus d’argent possible entre leurs mains tout en le confisquant au grand public. Dans un système où argent égal pouvoir politique, il ne peut y avoir de dirigeants si tout le monde détient l’argent.

Pour cette raison, on a vu émerger une puissante ploutocratie faite de gens naturellement enclins à manipuler les choses dans le sens d’un maintien de leur propre empire, et qui sont donc naturellement poussés à passer des alliances afin de faciliter cette manipulation. Du moment que le confinement de leur sphère d’influence au territoire des États-Unis reviendrait à limiter leur fortune et leur pouvoir, les ploutocrates passent des alliances au sein de la communauté militaire et du renseignement U. S. en plus des relations politiques qui influencent la politique étrangère. Ce réseau complexe et polyvalent d’alliances entre les ploutocrates, e complexe militaro-industriel, la communauté du renseignement, les médias de masse et les départements de la sécurité nationale constitue ce qu’il est convenu d’appeler l’État profond, dont l’existence est un fait amplement documenté.

A partir de là, cependant, les choses commencent à devenir glauques. Le fait qu’une grande partie de ce réseau est protégée par le secret pour des motifs de «sécurité nationale» (en réalité pour motifs politiques) signifie qu’il est difficile de dire qui est lié avec qui et à quel degré, et qui, nommément, tire les ficelles de tel ou tel agenda. Les démocrates du mainstream, ces jours-ci, vous diront dans pratiquement 100% des cas que c’est Vladimir Poutine, tandis que les casques à boulons conservateurs tendront plutôt à affirmer que c’est une cabale d’élites juives qui tire les ficelles. Les gens ont tendance à extrapoler ce qui se passe derrière le rideau de telle façon que cela alimente leurs préjugés particuliers, de même manière que les croyants attribuent tous les mystères scientifiques à leur divinité de prédilection.

Ce qui se passe vraiment derrière les voiles du secret est un sujet de débats infinis entre les conspiro-analystes de tous bords, chacun soutenant que son interprétation particulière est la bonne dans la mesure où il peut l’expliquer par son point de vue particulier. Des gens ont accédé à la gloire et à la fortune en affirmant qu’ils détenaient le plan complet des coulisses, mais ils ne le détiennent pas. Les seuls à avoir une vision claire des événements sont ceux qui ont de fortes raisons de les soustraire aux yeux du public, et eux-mêmes n’ont probablement pas une image exhaustive de la dynamique exacte de l’État profond dans son ensemble et de toutes ses interconnexions.

Toutes les élucidations du complot aboutissent ici à leur cul-de-sac pour peu qu’on soit honnête avec soi-même. Au mieux, nous tirons des lignes imaginaires pour relier les quelques aperçus de transparence qui nous sont donnés, et nous construisons des théories au sujet de ces connexions qui sont pour l’essentiel des actes de foi, guère différents d’une bulle papale.

Mon approche de ce dilemme consiste à me rappeler ce que j’ai appris au sujet de l’humanité en général et à considérer le peu que je sais de l’État profond à travers cette lorgnette-là. Et, pour être honnête, ce que je vois alors derrière le rideau m’apparaît infiniment plus effrayant que n’importe quel ploutocrate sociopathe ou société secrète reptilienne. Ce que je vois, c’est l’éventualité qu’il n’y ait en définitive personne derrière le rideau.

Il existe une expérience scientifique bien connue consistant à observer comment des bactéries dans un bouillon de culture consomment toute la nourriture disponible à une cadence de plus en plus rapide avant de s’étouffer dans la mare de leurs propres déjections. Cela nous illustre ce qui se produit lorsqu’on a une expansion incontrôlée dans un système fermé avec des ressources limitées. L’humanité est de toute évidence en train de connaître une expansion incontrôlée, et notre planète est de toute évidence un système fermé avec des ressources limitées.

Les humains ne seraient-ils que de grosses bactéries dans un gros bouillon de culture? On n’a pas encore résolu cette question. Je ne vois rien dans le comportement des manipulateurs venus de l’État profond qui ne puisse s’expliquer par des stimuli basiques et des modèles de réaction et de conditionnement. Tout comme chez les chimpanzés, certains humains dominants ont atteint à la force du poignet le sommet de la hiérarchie tribale pour assurer leur propre sécurité, se sont approprié d’autant de ressources qu’ils pouvaient saisir et puis se sont ingéniés à empêcher les autres humains de venir contester leur domination. Le plus puissant ploutocrate sur cette terre n’est qu’un organisme agissant selon le programme de l’évolution qui le pousse à vaincre les organismes concurrents et à leur survivre.

C’est le problème que je rencontre tout le temps lorsque je considère la destinée que notre espèce semble condamnée à suivre: nous répétons les mêmes modèles, sans cesse, de manière aussi prévisible que les bactéries dans leur bouillon. Les quelques individus du haut du panier nous poussent vers l’extinction par la guerre nucléaire ou le chaos climatique, et les autres sont suffisamment manipulables pour le leur permettre. Ils profitent de nos instincts primaires de peur et d’avidité pour nous faire accepter le statu quo, indéfiniment. L’aisance avec laquelle nos démocrates ont été poussés dans les bras de l’establishment pour pointer du doigt la Russie après que les élites de leur parti ont été si grossièrement prises la main dans le sac en 2016 en constitue un parfait exemple. Les choses auraient pu se passer autrement à ce moment-là, mais elles ne l’ont pas fait.

Le problème tient infiniment plus à nous-même qu’aux ploutocrates qui nous gouvernent et à leurs relais dans l’État profond. Il nous suffirait de dire «non, nous ne jouons plus à ce jeu-là» et nous mettre à construire une société qui ne favorise pas les manipulateurs les plus effrontés en étouffant tous les autres. Mais nous ne le faisons pas. Nous y échouons constamment. Nous ne faisons que zoner en suivant nos instincts les plus primaires au lieu de nous tourner vers une vie saine. Si nous sommes vraiment honnêtes avec nous-mêmes, il est tout à fait possible que nous ne soyons que des bactéries surévaluées agissant selon notre conditionnement biologique, tandis que nos gros cerveaux de primates s’adonnent à un bruitage stérile au sujet de la marche des choses et de la manière dont elles devraient tourner.

Ma seule raison d’espérer tient au fait que nous vivons dans une époque sans précédent. Sept milliards et demi de cerveaux humains de plus en plus interconnectés par l’internet, c’est une chose qui n’est encore jamais arrivée. Il n’y a aucun domaine en matière de biologie de l’évolution qui nous permette de prédire ce qui va suivre. La possibilité d’un revirement total reste intacte. Cela va se produire dans un futur proche, ou bien non. De toute façon, nous aurons au moins su ce que nous valons en tant qu’espèce.

C’est la seule chose qui me pousse encore à écrire: l’espoir, purement basé sur un acte de foi, qu’il y ait tout de même quelqu’un derrière le rideau, une étincelle d’humanité qui soit capable de renverser le cours des choses plutôt que de nous laisser courir bêtement vers l’extinction comme tant d’espèces qui nous ont précédés. Je parle à cette petite étincelle-là, qu’elle existe ou non, l’exhortant à se réveiller et à ne jamais abandonner le combat. J’écris des lettres d’amour à l’homme derrière le rideau.

J’espère sincèrement qu’il existe.

  • (Version originale parue le 15 octobre 2017 sur Medium.com. Traduction SD.)

  • Article de Caitlin Johnstone paru dans la rubrique «Désinvité» de l’Antipresse n° 99 du 22.10.2017.

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