Il arrive que des troubles cosmiques provoquent sur terre une tempête magnétique. L’homme ne possède pas d’organes pour la détecter, et bien souvent les navigateurs ne se rendent pas compte que leur boussole est déréglée. Nous vivions au milieu d’une tempête magnétique de ce genre, mais ne savions pas en reconnaître les signes. Nous livrions des batailles de mots et ne nous apercevions pas que les termes familiers avaient changé de sens et n’indiquaient plus les directions voulues. Nous disions «démocratie» avec ferveur et, peu de temps après, le peuple le plus nombreux d’Europe votait, selon des méthodes parfaitement démocratiques, en faveur des assassins. Nous vénérions la volonté des «masses», et cette volonté se révélait être le suicide et la mort. Nous trouvions le capitalisme vieux jeu et nous fîmes tout pour l’échanger contre une version hypermoderne de l’esclavage. Nous prêchions la tolérance, et le mal que nous tolérions corrodait notre civilisation. Le progrès social pour lequel nous combattions devint le progrès des camps de travail forcé; notre libéralisme fit de nous les complices des tyrans et des oppresseurs; notre amour de la paix encouragea l’agression et conduisit à la guerre.
Nous avions du moins une excuse: nous ne savions point que nous nous trouvions au sein d’une tempête magnétique et que nos boussoles verbales, qui avaient été autrefois des guides si utiles, s’étaient détraquées.
— Arthur Koestler, La corde raide