Il y a une avarice pire que celle de l’argent, une lésine par ailleurs devenue aujourd’hui générale: je veux parler de l’avarice du cœur, de l’âme et de l’esprit. Ne pas trop aimer, ne pas trop réfléchir (ni trop loin, ni trop profondément, ni trop au-delà de soi), ne pas trop s’enflammer (ni pour un idéal, ni pour le monde, ni pour soi-même), ne pas trop s’enthousiasmer non plus (cela provoque des insomnies) — telles sont, désormais, les petites vertus des petits hommes d’aujourd’hui. Bientôt viendra un temps où l’on ne comprendra plus du tout la grandeur, quelle qu’elle soit, ni celle des sentiments, ni celle de la pensée, ni celle de l’Histoire, de l’art ou de l’État: Napoléon, Jeanne d’Arc, Michel-Ange, Dante, Shakespeare, Tristan et Iseult, Héraclite et Parménide, Alexandre ou César nous deviendront peu à peu complètement étrangers — pour beaucoup, ils nous semblent déjà venir d’une autre planète, plus altière sans doute, et, pour cette raison, plus digne d’être aimée. La grandeur, l’instinct de grandeur s’éteindra dans les cœurs, et seul ce qui sera petit aura le droit de parler. La petitesse des sentiments deviendra même le critère décisif d’évaluation des valeurs admises, efficacement concurrencée en cela avec l’étroitesse de vue et de pensée; il s’agira surtout de produire le moins d’intelligence possible: car penser au-delà de soi est devenu trop fatigant. L’amour aussi sera réduit à sa portion congrue (cela aussi est devenu trop fatigant) ; et rien de ce qu’ont aimé nos ancêtres et les hommes avant nous ne sera plus digne d’être aimé, célébré ou défendu. Point n’est besoin d’«invasions barbares» pour faire s’effondrer une civilisation, la barbarie est au-dedans — et elle est d’abord intérieure, sévissant dans le cœur de chaque homme qui oublie ce qu’il est, d’où il vient, ce qu’il pourrait devenir et ce qu’il doit à la terre, ainsi qu’à tous ceux qui l’ont précédé dans l’Histoire.
Gilles Wauthoz — La Grande Raison.