Quand on parle de «minorités d’élite», il est courant que les gens de mauvaise foi dénaturent le sens de cette expression et feignent d’ignorer que l’homme d’élite n’est pas le prétentieux qui se croit supérieur aux autres, mais bien celui qui est plus exigeant pour lui que pour les autres, même lorsqu’il ne parvient pas à réaliser en lui ses aspirations supérieures. Il est indéniable que la division la plus radicale qui se puisse faire dans l’humanité est cette scission en deux classes d’individus: ceux qui exigent beaucoup d’eux-mêmes, et accumulent volontairement devoirs sur difficultés, et ceux qui, non seulement n’exigent rien de spécial d’eux-mêmes, mais pour lesquels la vie n’étant à chaque instant que ce qu’elle est déjà, ne s’efforcent à aucune perfection et se laissent entraîner comme des bouées à la dérive.
Ceci me rappelle que le bouddhisme orthodoxe se compose de deux religions distinctes: l’une, rigoureuse et ardue; l’autre, plus accessible et grossière: le Mahayana, «grand véhicule» ou «grand chemin» — et l’Hinayana, «petit véhicule» ou «petit chemin». Ce qui est décisif, c’est le choix que fait l’individu de l’un ou l’autre de ces véhicules, d’un maximum ou d’un minimum d’exigences.
La division de la société en masses et en minorités d’élite n’est donc pas une division en classes sociales, mais plutôt en classes d’hommes, et cette division ne peut coïncider avec un tableau hiérarchique en classes supérieures et inférieures.
— José Ortega y Gasset, La Révolte des masses.