Il nous a paru utile de proposer à nos lecteurs un bref aperçu de l’enseignement orthodoxe sur les passions, ici au sujet de la maîtrise de la colère. Un rappel utile en ces temps déchaînés.
Dans les langues russe et serbe, les esprits ou les démons sont nommés bessy (бесы), les enragés. Cela fait référence à la faculté qu’a la rage, ou la colère, de nous envahir à tel point que nous perdons tout contrôle de nous-mêmes, de nos pensées, de nos paroles et de nos actions. Quand la colère nous saisit et nous submerge, nous ne sommes plus tout à fait nous-mêmes: quelque chose s’empare de nous au point que, souvent, nous ne pouvons même plus nous reconnaître dans ces instants de possession.
Evidemment, la plupart des accès de colère ne relèvent pas de l’action directe des forces du mal, bien que nous chrétiens croyions qu’elles existent et que la perte de maîtrise de nos propres comportements, en particulier de ceux qui mènent à la violence et à la rupture des relations avec les autres, sont certainement dans leur intérêt. La colère est certainement l’une des manifestations les plus importantes, et des plus violentes, de la déchéance de notre nature et c’est l’une de ces passions que nous devons le plus nous efforcer de corriger.
La littérature ascétique recommande que toutes les passions, même la colère, soient taillées à la racine, de préférence au niveau des pensées, à la première lueur même, avant qu’elles ne se transforment en mots et surtout en actions. Or la colère surgit d’abord dans les pensées, puis elle se transforme en mots, à travers les jurons, les insultes, les disputes, et dans le pire des cas en actions, sous forme de violence directe ou — ce qui est tout aussi dangereux — d’automutilation, à travers la dynamique psychosomatique des émotions insuffisamment réprimées ou canalisées.
Cette littérature nous apprend aussi que chaque passion a sa propre énergie, qui peut être dirigée de diverses manières et dans diverses directions. En ce sens, nous ne pouvons pas simplement nier ou réprimer avec force la colère, nous devons canaliser son énergie dans une direction créative. Il existe aussi une juste colère, par quoi nous exprimons notre révolte contre l’injustice et le mensonge, mais celle-ci n’est bonne que si elle nous conduit à une action concrète et créatrice, et non à la destruction.
La maîtrise de la colère fait partie des signes et des critères d’une bonne socialisation et d’une maturation personnelle, lorsque nous admettons que nous ne pouvons pas tout obtenir ici et maintenant, que tout ne peut pas se faire selon notre volonté et que les autres ont leurs désirs et besoins, tandis que nos propres désirs et besoins impliquent aussi certaines responsabilités et certains devoirs. Chez les jeunes, l’énergie qui engendre la colère a souvent des causes hormonales, organiques, liées à l’éveil de la sexualité, alors qu’au sens psychologique, elle est surtout liée au besoin d’affirmation de soi et d’autonomie personnelle. Les fréquents accès de colère chez l’adulte sont généralement le signe d’une maturité insuffisante, c’est-à-dire d’un échec à surmonter certains défis dans leur développement.
Mieux que de maîtrise de la colère, il faudrait parler de maîtrise de soi, qui renvoie à la nécessité d’une lutte constante avec soi-même, c’est-à-dire avec cet homme déchu et tiraillé de passions qui vit en nous: c’est le sens premier de toute ascèse, qui au fond et surtout est précisément maîtrise de soi. La maîtrise de soi implique de reconnaître ses propres défauts et limites, non en nous focalisant entièrement sur eux, ce qui nous asservit potentiellement encore plus, mais en nous concentrant sur la construction d’un moi meilleur, dans lequel la figure du Christ est notre guide et le Saint-Esprit notre assistant.
Comme en toute chose, le plus important est de revoir notre rapport aux gens, de veiller à ne pas nous mettre en avant. Car la colère survient et nous nous abandonnons à elle surtout lorsque nous sommes ébranlés, lorsque nous sentons que nous sommes menacés par autrui, que le sol nous glisse sous les pieds. Nous devons reconnaître cela et nous demander pourquoi les paroles ou les actions d’autrui, ou son opinion à notre égard, ont un tel effet sur nous. Pourquoi basons-nous à ce point notre conscience de soi et notre estime de soi sur l’opinion des autres, sur la façon dont nous croyons que les autres nous voient, en quoi nous nous trompons souvent?
De même qu’il ne faut pas juger les autres, il ne faut pas non plus s’offenser à la légère, car ce sont les deux faces d’un même phénomène. Nous ne nous agiterons pas si nous ne réagissons pas «au quart de tour». Pour éviter ces réactions, il ne suffit pas de nous maîtriser consciemment dans chaque cas spécifique; encore faut-il comprendre avant tout nos propres défauts comme ceux d’autrui, en évitant d’imputer d’emblée aux autres des intentions mauvaises et de ne les juger que dans le contexte de leur rapport à nous; en d’autres termes, en ne nous mettant pas au centre de l’univers. Nous nous affranchirons d’une bonne part de notre colère en nous libérant du désir de changer les autres, et ce sur la base de nos propres critères si incertains.
En renonçant au désir de contrôler les autres et de les dominer, nous nous délierons de nombreux problèmes, en premier lieu ceux que nous nous infligeons à nous-mêmes. Une colère qui menace sans cesse d’éclater est une nuisance détestable, car elle instaure une mauvaise ambiance dans les relations et les communautés, une sorte de bombe à retardement qui peut exploser à tout moment; avec un tel état de conscience, rien de stable et de permanent ne peut être construit, surtout pas les rapports humains. C’est pourquoi l’humilité se démarque comme l’une des plus grandes vertus, sinon la plus grande. Il ne s’agit pas seulement ici de l’apaisement de la colère, mais de la prise de conscience de ses propres limites, doublée d’un amour agissant pour les autres, qui est à la base de l’humilité. L’amour éteint le feu de la colère, or il ne peut y en avoir chez celui qui se met au premier plan et s’imagine être le plus intelligent, le meilleur et le plus juste, ne manquant jamais l’occasion de le faire savoir aux autres, fût-ce d’une manière «passivement agressive». Libérons-nous et libérons les autres de nos illusions au sujet de notre grandeur et de notre importance, et tout le monde s’en portera beaucoup mieux. Et la colère aussi s’apaisera.
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Vladimir Kolarić, né en 1975, est écrivain, essayiste et théoricien de la culture. Il vit à Belgrade. Texte original traduit du serbe par Slobodan Despot.
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Article de Vladimir Kolarić paru dans la rubrique «Document» de l’Antipresse n° 378 du 26/02/2023.