La littérature, tout comme la science, s’intéresse surtout à des êtres vicieux et retors, des maniaques, des délinquants, et, de toute façon, des créatures singulières et nuisibles à la société. L’étude de tels sujets et de leurs motivations et agissements peut nous remplir de pessimisme et nous faire douter de tout véritable progrès et bonheur humain.
On prête bien moins attention à des êtres corrects et socialement utiles, car ils ne suscitent pas la curiosité, ne troublent pas le fonctionnement de la machine sociale, mais, au contraire, la font marcher. Et cependant. si nous nous mettions à étudier de la même façon ces êtres dits normaux, qui plus est estimés et recherchés pour leurs qualités positives, si nous jetions un coup d’œil au fond de ces qualités, voire même de vertus comme la modestie, la retenue, la générosité et le dévouement, il se pourrait que là aussi nous fassions d’importantes et pénibles découvertes qui, cette fois-ci, nous conduiraient à un pessimisme définitif, sans remède et sans issue.
— Ivo Andrić, Signes au bord du chemin.