Des imbéciles s’imaginent que je passe mon temps à regretter le passé. Je ne regrette pas le passé, je l’honore, parce que c’est le passé qui nous a faits ce que nous sommes, et que je ne me crois pas capable de renier jamais ceux dont je suis sorti. J’honore le passé, mais je ne pense qu’à l’avenir, au lieu que les petits intellectuels communistes ou fascistes ne pensent qu’au présent, c’est-à-dire à eux-mêmes. Ils diffament le passé, faute de pouvoir en anéantir les œuvres, parce que, avec ses erreurs et ses vices, le passé a su agir, il a su créer, au lieu qu’ils n’agissent ni ne créent, ils intriguent, ils parlent, ils promettent, ils tracent des plans sur le papier, et ces plans sont ceux d’un monde qui — communiste ou fasciste — ne tiendrait debout que grâce à une bureaucratie énorme, innombrable, renouvelée de celle des derniers siècles de l’Empire romain. Ils comprennent très bien que la dictature de l’État serait en réalité la leur, parce que c’est parmi les intellectuels besogneux qu’on l’a toujours vu recruter son administration et sa police, ils espèrent que la toute-puissance de l’État pourra suppléer à leur propre impuissance, les fera, sinon respecter, du moins craindre.
— Georges Bernanos, «La technique n’est pas la vie», dans Le Chemin de la Croix des Âmes, 6 août 1942. Signalé par Patrick Gilliéron Lopreno.