La folie du monde vue par l’Antipresse

TRIBUNE • Déflagrations

26.03.2022

Et si nous parlions un peu de l’Europe? De la grande Europe, bien sûr. Et donc de l’UE. Où en sommes-nous, et surtout: où en est-elle?

  • Par Stéphane Piletta-Zanin

L’Europe et ses médias

Car ces derniers temps, si l’on parle beaucoup – tel sénateur américain n’a-t-il pas publiquement invité à l’assassinat de M. Vladimir Poutine? —, si l’Ukraine et la Russie se sont invitées sur tous les plateaux TV où affluent toutes sortes d’experts souvent autoproclamés et font la une de tous les journaux, sommes-nous sûrs que l’on parle juste?

Pour l’homme de la rue, une chose paraît malheureusement évidente. Tenir de semblables propos, et pour les belliqueux élus concernés, ne pas les sanctionner (car il s’agit bien d’appel au meurtre), n’est certainement pas ce qui, à l’avenir permettra un rapprochement. C’est bien plutôt et tout au contraire le rétablissement de deux blocs à nouveau clairement antagonistes; opposés même. Serait-ce vraiment un progrès? Car si la diplomatie est l’art de la poursuite d’équilibres prétendument impossibles, n’a-t-on pas ici dépassé toute mesure? Et, sur ce rapport des équilibres mondiaux, avec quels profits?

Sur un autre plan, quel en sera le prix? Le prix pour l’Occident, en premier lieu. Ne devrait-on pas s’attendre – rien que sur le plan économique – à une flambée du prix des matières premières, et en premier lieu d’origine russe? Lorsque l’Occident, en particulier par des sanctions qui seraient trop dures, contraint un État à se serrer la ceinture ou à vivre en autarcie, il n’est aucune raison d’espérer qu’il baisse ses prix, indépendamment des mesures de protection tarifaire qui seraient inscrites dans les contrats de vente. La Realpolitik en effet c’est aussi cela. Et dans cette hypothèse, on verrait peu de raisons pour que les autres pays producteurs ne s’adaptent pas.

Analysons!

La guerre, nul ne songe à le nier, est une abomination. Son bannissement figure d’ailleurs dans le tout premier point du Préambule de la Charte des Nations Unies, les fins clairement exprimées étant celles du «vivre en paix», ou encore «d’unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales». Ce qui implique que tous les efforts doivent être faits, tous les moyens et forces utilisés pour, dans un premier temps, chercher à l’éviter, dans un second temps en restreindre les conséquences dans la voie – concertée et intelligente – d’un retour à la Paix. Cela posé, il est malheureusement nombre d’endroits sur le globe où elle éclate, pour toutes sortes de raisons. Des raisons qu’à ce stade (celui où l’on pourrait encore discuter) il est inutile sinon contreproductif de chercher à stigmatiser. Mieux vaut laisser cela à l’Histoire.

Mais lorsqu’elle éclate, il y a deux attitudes qu’il importe de chercher à adopter. Premièrement, s’efforcer de comprendre objectivement les raisons de l’éclatement d’un conflit. Deuxièmement, et cela vise tous particulièrement les médias sinon leurs gouvernements, tout faire pour ne pas attiser les flammes, pour ne pas envenimer les choses. Aucun État ne devrait oublier qu’il faudra régler les conflits et qu’après la guerre il faudra rebâtir la paix. Il faudra donc rechercher la voie d’un dialogue constructif avec les parties en conflit, et cela de manière proactive.

Dans cette perspective, qui me paraît être la seule de sensée qu’on puisse entrevoir – j’entends ici tout faire pour aller concrètement et rapidement vers le retour à une paix durable — certaines des actions des médias sont-elles bien responsables?

Ainsi, inviter de prétendus experts qui exposeront, apparemment sans aucune retenue, que tel chef d’État, M. Poutine donc, n’est rien d’autre qu’un fou, que son projet est fou etc., est-ce vraiment constructif pour la paix? Idem quant au fait, pour un parlementaire français, d’affirmer sur les ondes, que son État, la France donc, livrait déjà des armements à l’une des parties. Pour ne pas parler de tel ministre, demeuré en poste, qui ne se gênera pas d’affirmer haut et fort qu’il faut viser à rien moins qu’à la destruction économique d’un État, la Russie. Comment réagirait-on à Paris si ledit État, à qui il faudra ici au moins reconnaître le bénéfice de la retenue, avait laissé affirmer par un de ses ministres qu’il fallait dans ces conditions détruire économiquement la France — puis ne l’aurait pas sanctionné pour ces propos?

Et quid de laisser affirmer – sinon même, de la part des journalistes présents, inciter ce parlementaire à aller encore plus loin – que la France en quelque sorte intervenait en livrant ou faisant livrer des armements. Quelle serait, quelle sera le cas échéant la position de la France si, sur la scène diplomatique, elle devait être amenée à intervenir ou fournir ses bons offices? Ne peut-on pas imaginer ou concevoir que le belligérant en cause aurait peu ou prou perdu toute confiance dans les capacités de cet État à pouvoir — à nouveau cas échéant – intervenir dans le cadre d’une mission de paix? La recherche d’un scoop à tout prix devait-elle aller jusque-là? Nul ne saurait nier que la presse doit être indépendante. Mais doit-elle l’être au prix de provoquer un échec — la négociation internationale — dès lors quasi inévitable?

Autre exemple peut-être: on affirme que les colonnes russes seraient bloquées pour n’avoir pas prévu assez d’essence, ou seraient enlisées et prisonnières de la «raspoutitsa», ce dégel qui transforme les routes en bourbiers où s’enlisent les véhicules. Comme si les Russes ignoraient cela, et ne savaient pas qu’il fallait un minimum d’essence pour avancer. Mais, et à nouveau, si la vérité était ailleurs? On se souvient (plus exactement la presse devrait se souvenir) de ces décisions prises par Mme Thatcher, à l’époque des Malouines, de faire avancer sa flotte le plus lentement possible et en zigzagant? Le but en était de donner du temps aux négociations, cas échéant éviter la réalité du conflit.

Ainsi, pourquoi exclure d’entrée un tel scenario d’attentisme? Les chars auraient alors ordre de ne pas avancer, ou seulement lentement, pour laisser ouverte une possibilité aux discussions. Le temps à la parole! Cela ne serait pas franchement déshonorable, mais aucune voix apparemment ne va dans ce sens.

Ne voit-on pas que de telles affirmations, rendues largement publiques, ne feront qu’empirer les choses? Et donc concrètement retarder le retour à la paix, en rendant l’intervention de celle-là bien plus difficile encore?

Autre exemple: était-il vraiment nécessaire, pour telle émission TV, de placer des sous-titres contenant, par exemple, des termes comme: «_le terrifiant téléphone de Poutine avec Macron_». Que cherche-t-on par-là? Et est-ce réellement de l’information? Hurler avec les loups ne sera jamais informer!

Ici, autre exemple particulièrement navrant, voici qu’un journaliste TV dans une chaîne très largement diffusée en France vient affirmer (sans crainte du ridicule) qu’il y aurait de toute façon un lavage de cerveau en Russie et preuve en serait le fait que la presse dans ce pays n’utilisait jamais le mot «guerre». Dont acte, mais que penser alors de cette même presse française qui pendant des années aura à l’unisson décrit la guerre d’Algérie comme «les évènements» ou «les opérations»? Y aurait-il eu lavage de cerveau dans la presse française? Ne peut-on réellement pas concevoir, lorsqu’on est un intellectuel et grand reporter, qu’en certaines situations — et chacun s’accordera à constater qu’il y a conflit, seule la définition juridique entre conflit interne ou conflit international pourra sous cet angle soulever des questions — la dialectique doit être, à l’image des ailes des chasseurs, à géométrie variable et que c’est peut-être à ce prix qu’on peut encore préserver certaines choses? Ainsi, ce n’est pas parce que durant la guerre d’Algérie (ou d’autres conflits) le langage officiel n’utilisait pas certains mots que le cerveau des journalistes aurait été particulièrement lavé.

La question qui se pose dès lors, c’est aussi celle de la responsabilité des médias. L’information – aussi objective que possible – leur est un devoir, autant qu’elle est un droit pour le public.

Mais cela n’implique certainement pas qu’elle doive se faire au moyen d’anathèmes lancés sans égard aux conséquences. La presse un jour devra bien se poser cette question: n’a-t-elle pas attisé ces flammes qu’on dit pourtant vouloir éteindre? N’aurait-elle pas – c’est une hypothèse – provoqué la crispation comme le durcissement des positions et par-là même provoqué à tout le moins la prolongation (sinon l’élargissement) de cette guerre qu’elle dit condamner?

L’ironique proximité: l’effet de seuil

Quant à nos attitudes occidentales, on ne manquera pas d’y voir non plus une certaine hypocrisie.

Dans nombre de guerres, aujourd’hui comme par le passé, l’Occident aura souvent louvoyé entre indifférence et passivité. On citera le Yemen, le Soudan, mais la liste est longue. Certes, et c’est juste, la Nations Unies condamnent. Mais leur bras n’est pas armé. Bien trop souvent les résolutions restent ce qu’elles sont: de simples textes. Le «_machin_», selon la définition chère à Charles de Gaulle, ne peut guère agir sur ce plan, les missions de ses forces étant comme on le sait celles du maintien de la paix.

Mais quid de l’UE?

Ici, et pour la première fois depuis des décennies (c’est-à-dire une période qu’elle n’avait pas connue en tant qu’institution), le conflit est apparu et se déroule à ses portes. Et le conflit implique une très grande puissance, au demeurant nucléaire. La situation n’est donc plus la même. Elle est même structurellement à la fois différente (la proximité) et nouvelle (par l’implication d’un des acteurs). Quant aux Américains, ils observent de loin. Leur situation est assez confortable: ils sont exportateurs de ressources fossiles et ne dépendent que faiblement des importations russes. Si l’argent était le nerf de la guerre, l’énergie a aujourd’hui pris sa place.

Deux conséquences pourraient s’entrevoir. La première de nature militaire. En effet du fait du nombre des États réunis dans l’UE et de leurs capacités productives en termes de moyens militaires, l’UE est aujourd’hui confrontée à la multiplication de ces moyens, parfois incompatibles entre eux. Les responsables militaires en comprennent aujourd’hui les désavantages, en termes pratiques ou même d’engagement. La multiplication de moyens (avec équipements par trop spécifiques et pièces non interchangeables, etc.) pour une même tâche ne peut être en effet que problématique pour une défense effective. Sur le plan de sa défense, l’UE devra donc revoir ses plans, restructure sa machine. C’est une quasi-certitude.

La seconde est de nature structurelle et diplomatique. Si l’UE veut parler mais de telle sorte que sa parole soit réellement entendue, elle ne pourra le faire que d’une seule voix. Les dirigeants des divers États de l’Union doivent impérativement le comprendre et l’admettre. Si l’Europe se veut une union forte, elle seule devra parler au nom de tous. Il serait inconcevable de laisser ces chefs d’États ou de gouvernements exposer publiquement des points de vue si divergents sur des questions si sensibles.

S’il est un enseignement à tirer de la crise, c’est bien que l’UE ne survivra politiquement qu’au prix d’une réforme de fond, acceptant alors de restreindre encore plus en telles situations de crise les facultés d’intervention (médiatiques) des chefs d’États ou de leurs appareils. Car s’il y a, pour l’UE, un risque sérieux, c’est bien celui de l’implosion.

Parallèles et histoire

Mais il est encore des parallèles à faire qu’impose semble-t-il toute analyse sérieuse de la situation. Le meilleur, sans aucun doute, est celui de l’ex-Yougoslavie.

La crise ukrainienne aura été déterminée, à tout le moins initialement, par des revendications d’ordre territorial. Situation compliquée par des problématiques liées au peuplement de territoires revendiqués par des séparatistes, ceux-là majoritairement russophones. Mais il faut commencer par un peu d’histoire. L’Ukraine a toujours été minée par le fait qu’une partie de sa population (quelque 18 %, mais densément représentée à l’Est ou pour partie au Sud, dans le Donbass ou la Crimée) se sentait différente du reste par son ethnicité, différemment traitée et parlait une langue différente.

On peut faire remonter la présente crise en Ukraine au moins à l’année 2013 où la population (majoritaire donc) se soulève – c’est l’Euromaïdan – pour protester contre le rejet par le gouvernement d’alors – qui tombera – de la signature d’un accord d’association avec l’UE, au profit d’un accord avec la Russie. Pour un temps, les choses paraissent se calmer sur le terrain. Affrontements indirects donc (mais déjà!) entre l’UE et la Russie, chacune ayant ici des intérêts opposés.

Mais sur place survient l’un des faits qui sera sans doute l’un des déclencheurs de l’actuelle situation. La loi sur les langues régionales, qui permettait d’utiliser le russe comme seconde langue officielle dans les régions concernées, est simplement abrogée (février 2014: elle ne sera cependant pas ratifiée). Or, toucher à la langue, c’est toucher au cœur de l’identité! La machine est malheureusement enclenchée et les russophones ne peuvent demeurer sans réaction. Dégrader le statut de leur langue, c’est clairement s’attaquer à ceux qui la parlent!

L’Occident a-t-il eu raison de le laisser faire?

Sont alors constituées des brigades d’autodéfense, signe avant-coureur du conflit. Au printemps 2014, l’agitation est telle que plus d’un observateur s’interroge sur l’éventualité de la partition de l’État ukrainien. Cela ira jusqu’à des motions, d’ordre parlementaire (notamment en Crimée) exigeant le rattachement à la Russie, ce qui aboutira à la déclaration d’indépendance. Ici et là, dans les zones concernées, on réclame la souveraineté de la langue russe. A ce stade déjà, les positions paraissent très difficilement conciliables. C’est dans ce contexte que la République populaire de Donetsk sera proclamée (avril 2014) suivie de peu par celle de Lougansk (mai 2014). Cette dernière en réaction quasi immédiate à l’intervention de l’armée loyaliste, au tout début du mois.

A cette époque déjà (printemps 2014), toute réconciliation était clairement devenue impossible.

Évidemment (et comme on l’indique plus bas) les mêmes causes produiront les mêmes effets et l’on verra intervenir aux côtés de l’armée un certain nombre d’unités paramilitaires (comme ce fut le cas en Ex Yougoslavie), avec les dérives que cela implique systématiquement sur le terrain. Dans les médias, les noms d’unités paramilitaires de provenance américaine commencent à circuler. On parlait aussi de volontaires polonais.

Cependant, dans ce contexte de conflit encore purement interne, le 2 août 2014, l’UE lève l’embargo qu’elle avait pourtant prononcé sur les livraisons d’armes à l’Ukraine. Dans la foulée, la Hongrie ira même jusqu’à fournir des chars. Or ces matériels sont évidemment destinés à mâter tout soulèvement et toute volonté d’indépendance (résultant pourtant de décisions de parlements locaux) à l’Est comme au Sud Est.

A nouveau, les Russes ne peuvent rester de simples observateurs.

En 2015, ce sont les Américains qui annoncent leur participation. Armes défensives bien sûr, tout étant question de définition. Néanmoins, ce ne seront pas moins de 300 paras américains qui alors prendront pied sur le territoire, avec des missions de formation.

Il n’y a bien sûr rien là qui puisse irriter le grand voisin russe!

Lequel cependant et à ce stade – un fait historique – n’intervient toujours pas, à tout le moins pas en masse et militairement, se contentant pour l’essentiel du maintien de troupes sur la frontière. Et ce même s’il n’est guère contestable que des volontaires russes ont pu intervenir du côté des séparatistes. Néanmoins, il garde mesure.

Au plan international, c’est alors l’heure des provocations sur la zone. Les Russes font tourner un Soukhoi Su-24 au-dessus d’un bâtiment américain (le USS Donald Cook) ; jusqu’aux Français qui envoient une frégate en Mer Noire. A l’instar de ce qui se produira en mars 2022, mais alors dans l’autre sens, on affirmera que les équipages de six blindés ukrainiens ont fait défection, l’autre partie indiquant au contraire qu’ils avaient été capturés. La guerre se déroule tout aussi sur le plan médiatique. Par contre une brigade aéroportée ukrainienne sera partiellement dissoute pour avoir affiché son refus de combattre d’autres Ukrainiens.

Les Occidentaux la désescalade, les USA menaçant à nouveau la Russie de sanctions additionnelles. En termes de désescalade, ce sera plutôt l’escalade. Comme toujours, des civils paieront le prix fort comme à Kramatorsk où une dizaine de civils périssent sous des tirs de l’armée régulière (juin 2014). De même, mais à échelle limitée, on verra une participation des Russes aux combats.

En substance, de 2014 à 2022 on a eu une situation de guerre qui ne s’arrêtait pas. Et qui manifestement se cristallisait sur l’opposition des deux blocs: l’Occident souhaitant à tout le moins mettre la main sur ce pays (avec demandes d’adhésion UE en cours) et les Russes, dans ce même contexte, défendre leurs intérêts propres, stratégiques. C’est la vieille problématique de l’accès aux mers chaudes qui, dans cette zone, avait à l’époque guidé les politiques tsaristes. A nouveau, mêmes causes, et mêmes effets.

Et la question qui se pose est bien celle-là: ne serait-il pas raisonnable d’envisager sinon d’admettre au plan international une partition, c’est-à-dire une scission de cet État? Si c’est à ce prix que, dans un pays en guerre depuis de bien trop nombreuses années, une paix durable pourrait réellement intervenir, pourquoi ne pas l’envisager?

Mais alors où, si tel est le cas, l’Occident a-t-il failli?

Il a failli en ne considérant pas, en ne voulant pas considérer, en particulier en termes de pertes de vies humaines, dont des civiles, ce qui se produirait si rien de concret n’était fait pour réellement obtenir solutions et règlements durables.

Or, l’Occident avait connaissance de situations politiques tout à fait comparables et qui auraient dû le guider.

La Tchécoslovaquie d’abord. Tchèques et Slovaques ne parvenaient plus à s’entendre, au point de plus pouvoir concevoir de faire partie d’un même État. En 1992, et suites à divers arbitrages ou médiations, intervient la dissolution de l’État. Il en résulte deux États séparés et nouveaux: Tchéquie et Slovaquie. Aucun bombardement, aucune vie gaspillée. Mais on était au cœur de l’Europe; la situation géopolitique était différente.

Différente aussi en ce sens que l’Occident n’aurait là pas à faire le choix (comme en Ukraine) de chercher à s’opposer quasi frontalement aux Russes.

Tout l’opposé donc de la situation ukrainienne où il est malheureusement très clair que l’opposition en termes de blocs Ouest/Est aura été un facteur d’escalade.

Une escalade que l’Occident pourtant se devait de stopper. Et en avait les moyens!

Car le second exemple en est la crise en Ex-Yougoslavie, dans la même période également. Mais là aussi, pour mieux comprendre, retour à l’Histoire. En octobre 1990, l’Allemagne est enfin réunifiée. La crise yougoslave qui survient dans la même période est alors en quelque sorte pain béni pour les hommes politiques allemands. L’Allemagne enfin unifiée trouvera là l’occasion de faire entendre sa voix. Et elle s’empressera d’y travailler. Alors même que François Mitterrand, président français en charge, se montrerait beaucoup plus prudent et circonspect quant à la façon d’organiser les éventuelles sécessions dans l’univers yougoslave, l’Allemagne elle, nouvelle puissance réunifiée donc, foncerait bille en tête. Or, il se trouve que la nature des divisions profondes qui couvaient à l’époque dans ce qui deviendra l’Ex Yougoslavie était tout à fait différente, et surtout terriblement plus dangereuse, que ce qui pouvait opposer les Berlinois quant au mur. Car en fait c’était rien moins qu’une poudrière, et il appartenait aux Occidentaux de tout faire pour mieux gérer cela. A nouveau, ce sera tout le contraire, avec des centaines de milliers de sacrifiés au profit d’intérêts politiques pour le moins critiquables.

Mais on savait aussi en Occident, à la fin du conflit par les accords dits de Dayton (Novembre décembre 1995) tout ce que cela avait coûté. En d’autres termes également, n’aurait-il pas mieux fallu exiger (et non pas seulement appeler de ses vœux) une réelle solution négociée au conflit, dès le début? Comme de toute façon l’Occident souhaitait cette division et que l’on savait où cela finirait, n’était-ce pas de la responsabilité des Occidentaux de tout faire pour aboutir à une solution pacifiquement négociée, plutôt que de prononcer quasi immédiatement les reconnaissances internationales de nouveaux États issus de l’Ex Yougoslavie mais dont on savait que cela pousserait plus encore à la guerre? Dans cette perspective historique, comment pour ces États occidentaux qui s’étaient rués sur l’occasion (la chute du dernier État d’obédience communiste en plein milieu de l’Europe) pour prononcer leurs reconnaissances internationales, pouvoir encore critiquer les reconnaissances de ces autres États sécessionnistes en Ukraine par le gouvernement de M. Poutine?

Là aussi il y a, tout bien pesé, deux poids deux mesures. Et il appartient à toute société qui serait vraiment démocratique d’en prendre bien conscience. Et l’on ne pourra guère rétorquer que des traités – ce serait d’ailleurs dangereux – existent en effet (tel le mémorandum de Budapest: décembre 1994) dont l’un des buts était effectivement la protection de l’Ukraine.

Car que faire lorsque, malgré nombre d’efforts diplomatiques ou de conférences vouées à l’échec, un État, au demeurant en Europe, est continuellement en guerre, et au fond pour les mêmes questions: celles des territoires de l’est ou du sud-est. Les médecins ne le savent que trop bien: malgré tous les bandages, lorsqu’un membre est gangrené, il n’est d’autre solution que l’amputation.

Et lorsqu’un pays connaît la guerre (ou la guérilla) depuis tant d’années, ne doit-on pas, dans l’intérêt de tous, pouvoir au moins examiner cet aspect des choses?

Et les mers chaudes?

Et si l’objectif était autre?

Et si l’histoire en était une autre?

Vladimir Poutine s’était lui-même exprimé sur cet aspect stratégique en 2013 déjà. Pour lui, il était parfaitement clair que la présence russe en Méditerranée deviendrait permanente et progressivement importante. D’où des discussions sur ce point pour des bases maritimes avec l’Égypte pour Alexandrie, ou même le Liban et le Monténégro. Mais là aussi c’est une donnée de fait, et il faudra faire avec. Peut-on s’en offusquer alors que les Américains disposent de leur sixième flotte en Méditerranée (composée de quelque 40 unités, 175 avions et environ 21’000 hommes) ?

D’un autre côté, cela impliquerait tout aussi bien une reconsidération des équilibres. A commencer par les ports de la Mer noire. Et si c’était justement cela que ne voulaient pas les Occidentaux?

En d’autres termes, bloquer la Russie en Ukraine et cela surtout pour l’empêcher de mettre définitivement la main sur des ports qui lui permettraient, à terme, de renforcer sa présence militaire dans les mers chaudes et la Méditerranée.

Si c’était cela, le destin de l’Ukraine et de la guerre qu’on y livre se joueraient en mer, mais aussi, les Occidentaux pour ne pas être capables d’accepter un tel scénario, devraient alors prendre leur part de responsabilité dans cette guerre d’Ukraine et les drames qui s’y déroulent.

La réponse à cette dernière question ne peut qu’être laissée qu’à l’Histoire. La réponse cependant qu’on doit apporter pour le reste, mais pour l’ensemble de tout cela, c’est qu’on aura tout fait, à quelque niveau que ce soit, pour provoquer, encore et encore plus, la dégradation profonde et certainement durable des relations avec la Russie.

Non seulement ce n’était pas nécessaire, mais en plus cela sera considérablement dommageable. D’autant qu’à force de ne pas vouloir voir, le borgne en règle générale finit par devenir aveugle.

  • Me Stéphane Piletta-Zanin est l’un des avocats listés tant auprès du successeur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (MIFRTP) que de la CPI. A ce titre, il a été impliqué dans des défenses suite à des dissolutions d’États avec les difficultés concrètes qui en résultent. Il est ainsi devenu un spécialiste des questions impliquant le droit international humanitaire.

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