Wittgenstein ou la philosophie appliquée (avec exemple)

par | 3.03.2019 | En accès libre, Le bruit du temps, Slobodan Despot

Tout le monde a entendu parler de Ludwig Wittgenstein. Il est à la philosophie, en gros, ce que Stravinski est à la musique: un grand génie qu’on respecte, qu’on mentionne volontiers, mais qu’on songe rarement à écouter. En tout cas pas dans sa voiture ou en cuisinant. Pourtant, l’on a tort. Il n’y a rien de plus praticable que Wittgenstein. Rien de plus pratiqué non plus, puisque l’essentiel de sa philosophie, qui est plutôt une poésie, il l’a écrite par sa propre biographie, par son sang de soldat téméraire et la froide sueur de son angoisse.

Comme tout le monde, je n’ai rien lu de Wittgenstein. Enfin, presque rien, à peine quelques notes de lecture — mais qui ont eu un impact considérable sur ma vie. J’y reviendrai plus loin. Si j’y ai repensé, c’est que je viens de lire le sublime petit essai que Roland Jaccard lui a consacré et qui vient de ressortir en poche aux éditions Arléa. Sur quoi porte _L’Enquête de Wittgenstein_, puisque tel est son titre? Sur lui-même et sa présence sur terre. Sur les raisons de continuer à vivre quand on n’a pas eu la force de se supprimer. Chez les Wittgenstein, c’était la règle: Hans le frère aîné, violoniste, suicidé sur un bateau dans la baie de Chesapeake, Rudolf le deuxième, acteur, avale du cyanure à Berlin, Kurt le troisième se flingue en pleine guerre mondiale (où, pourtant, l’on est paraît-il immunisé même contre le rhume)…

Le vieux papa Karl Wittgenstein, pour amasser sa fortune de self made millionnaire, avait-il passé contrat avec le Prince de ce monde pour que ses enfants ne trouvent rien de plus urgent que de le quitter? Ou étaient-ce les insidieux alcools de Vienne (coup de chapeau à un bel ouvrage de notre cofondateur Jean-François Fournier), qui infusaient cette noire mélancolie à toute la génération d’artistes et de penseurs viennois 1900, tous plus géniaux les uns que les autres?

Quoi qu’il en soit, Ludwig aura été hanté sa vie durant par le fantôme d’un autre extrémiste juif (de la haine de soi), Otto Weininger, qui se tira une balle après avoir publié un chef-d’œuvre de subversion misogyne, Sexe et Caractère. A vingt-trois ans! Ludwig eut beau répudier son colossal héritage, défier la mort dans l’héroïsme militaire, publier son Tractatus, abîme noir d’une pensée capable de dissoudre toutes les autres dans la rigueur de sa logique tout en se tournant elle-même en dérision (dont la meilleure partie, selon l’auteur, est celle qui n’est pas écrite!), s’illustrer comme professeur à Cambridge en alternance avec les humbles métiers de jardinier ou d’aide-soignant —, jamais il ne trouvera de justification suffisante à sa présence surnuméraire en ce monde. Il faillit même céder à la tentation monastique — pour constater que l’acédie, ce démon de midi qui est celui du doute absolu, se rit des murailles des couvents.

Roland Jaccard, en pneumothalassologue (expert ès-vague à l’âme) expérimenté, subordonne l’œuvre à la biographie. A juste titre, puisque toute la vie de Ludwig Wittgenstein fut tendue vers ce pourquoi qui est de fait la seule enquête pleinement philosophique. Mais où, en l’occurrence, l’œuvre écrite ne figure — du point de vue de l’intéressé — que comme une note en bas de page. L’élève de Russell qui surpassa son maître, le «plus grand philosophe du XXe siècle» dans la tradition anglo-saxonne, se moquait de tout l’édifice constituant «LA» grande culture et «LA» grande civilisation, préférant toujours un bon western au cinéma «d’auteur». Sur la couverture, on voit le portrait de l’énergumène. Ce visage énergique, buriné, sur col ouvert, n’est pas celui d’un rat de bibliothèque, mais d’un être d’action et de plein air. Wittgenstein a rejeté la cravate, cette laisse vestimentaire de l’Européen moyen.

«…une fois son père mort, plus jamais Ludwig ne portera de cravate, comme si la cravate était le nœud coulant fait par les pères pour étrangler les fils.» (P. 55)

On imagine son mépris pour les marottes tisanières de la gent académique, sa bondieuserie et son verbe ampoulé. Lorsqu’il frappa à la porte du professeur Frege (p. 99), la star de la philosophie de son temps, et qu’un «bonhomme rondouillard et quelconque d’aspect» se présenta comme ledit professeur, il s’enfuit en criant: «Impossible! Impossible!» Comment des avortons pourraient-ils nous enseigner la sagesse?

Wittgenstein, préfigurant un Zinoviev, se moqua tout autant de la bien-pensance et des «causes» en général. A la fin de son essai, Roland Jaccard énumère cinquante raisons d’aimer Wittgenstein, toutes plus attachantes les unes que les autres. La n° 8 nous dit:

«Parce que, lorsque Bertrand Russell lui annonça qu’il allait créer une Organisation mondiale pour la Paix et la Liberté, Wittgenstein ricana. “Je suppose, dit alors Russell, que pour votre part vous préféreriez fonder une Organisation mondiale en faveur de la Guerre et de l’Esclavage”. Et Wittgenstein d’acquiescer “Oui, je préférerais cela plutôt!”»

«Son ambition, résume Jaccard, fut de détruire toutes les idoles sans en créer de nouvelles.»

Un pavé dans la mare

Quel rapport, donc, entre cette comète de la pensée et ma laborieuse trajectoire? Il tient dans le fait que, me rendant à Paris le 14 janvier 2007, j’étais en train de lire ces fameuses notes de lecture élégamment rassemblées dans la dandyssime collection «Le Bruit du Temps» (eh…) de L’Age d’Homme sous le titre Remarques sur le «Rameau d’Or» de Frazer. Dans ces notes, avec une aisance grisante et une ironie sublime, ce dissolvant universel qu’est l’esprit de Wittgenstein éparpille aux quatre coins de l’horizon — «façon puzzle» — l’un des monuments de l’anthropologie européenne: la célèbre «étude comparative de la mythologie et de la religion» de Sir James George Frazer. Dont le but était en gros de faire passer toutes les cultures «primitives», encore enracinées dans la mythologie et la religion, pour des enclaves d’obscurantisme que l’Empire et l’Europe allaient dissiper de leurs lumières.

Toute l’espièglerie de Wittgenstein, dans cette lecture, consiste à montrer que «c’est celui qui dit qui y est!» et que la volonté de juger la culture d’autrui avec les paramètres de la sienne est un indice supérieur… d’aveuglement!

Je ne crois pas au hasard. Si je lisais ce petit livre à ce moment-là, c’est parce que je devais participer le lendemain à un colloque qui ressemblait de plus en plus à un guet-apens et qu’il me fallait un coup de pouce. Par une curieuse erreur de casting, en effet, on m’avait demandé d’intervenir dans un symposium de la Fondation Robert Schuman, un temple de l’atlantisme. On s’y intéressait aux «nationalismes et religions dans les Balkans occidentaux» — appellation savante de l’ex-Yougoslavie, pays que lesdits milieux s’interdisaient d’évoquer autant que la corde dans la maison du pendu. En tant que Serbe d’origine et orthodoxe de confession, je devais livrer mon point de vue sur les rapports entre l’orthodoxie serbe et les autres religions. Flatté par l’invitation, je n’avais pas remarqué le grossier conflit d’intérêts qu’elle recouvrait et l’usage qu’on pourrait faire ensuite de mon intervention. J’étais jeune et prétentieux…

J’avais donc bâclé un texte forcément subjectif que je n’avais plus aucune envie de prononcer. Arrivant à l’hôtel, j’ai fait la connaissance d’un universitaire croate, Tomislav Sunić, qui avait le même sentiment de malaise et de «mal à propos» que moi. Il relevait qu’on n’avait pas voulu du tout entrer en matière sur la politique religieuse et ethnique du communisme titiste, qui avait préparé la guerre civile, et qui avait au moins autant de poids dans le conflit que les religions elles-mêmes.

Bref, je décidai au dernier moment de ne pas prononcer l’allocution prévue, mais de parler quand même. L’occasion était trop belle. Je n’avais sur moi que ces Remarques de Wittgenstein — et j’y trouvai l’angle d’attaque exact qu’il me fallait pour mon improvisation. Nous étions, le Croate et moi — comme bien d’autres «orientaux» — ces braves sauvages que nos bons maîtres s’apprêtaient à étudier à fins d’exploitation comme des animaux d’élevage. Le principal problème de ces néocolonialistes, c’était qu’ils essayaient de se masquer à eux-mêmes le jeu qu’ils jouaient. (Heureusement, la prise de conscience de ce jeu pervers du juge-et-partie a bien évolué depuis l’an 2007).

Lorsque mon tour fut arrivé le lendemain matin, et que je me retrouvai devant un parterre de ministres, de généraux et de barbouzes, j’annonçai le changement de programme ainsi:

«Je devais vous parler de nous et de nos vieilles querelles religieuses, mais j’ai décidé au dernier moment de vous tendre un miroir. De vous parler de vous…»

Le reste figure dans les Actes du colloque (voir le «Passager clandestin» de cette même édition de l’Antipresse). La phrase introductive a été éliminée dans la transcription publiée. (Je dus insister, du reste, pour que mon improvisation ne soit pas «oubliée» dans ce document.)

Coda

J’ai découvert avec ravissement dans le livre de Jaccard que le facétieux Wittgenstein m’avait précédé dans ce genre de canular. Invité à une conférence au très rationnel Cercle de Vienne, il s’était borné à y lire des poèmes mystiques de Rabindranath Tagore…

  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 170 du 03/03/2019.

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