Attention chef-d’œuvre! On y comprend, jusqu’à le toucher du doigt, tout ce que l’humanité a perdu en gagnant les villes et en quittant les champs.
Ce qu’il apporte
Divisée en veillées et en pauses, cette histoire, qui tient de la geste, nous transporte dans un autre temps, le début du XIXe siècle, et dans un autre lieu, l’Auvergne de cette époque. Tout se passe dans les alentours d’Ambert. Une jeune fille, laissée seule dans la ferme de ses parents par un concours de circonstances, échappe à un grand danger grâce à un geste brutal, assez insolite. Toutes les péripéties du récit en découlent. Les protagonistes nouent leur destin autour de cet acte fondateur. Comme dans beaucoup de récits d’un autre temps, ce sont certains principes d’honneur qui régissent les actes. Anne-Marie, même si elle vit de terribles évènements (rien ne lui sera épargné), ne donne pas aveuglément son accord pour une vengeance somme toute assez légitime.
«Si elle se gouvernait autrement, elle ne trouverait plus son droit chemin.»
Toujours est-il qu’elle a le cœur bien accroché, car certaines scènes donnent froid dans le dos! Malandrin et la bête du Gévaudan ne sont pas loin! Pourrat nous tient en haleine tout au long de ces veillées, narrant les rebondissements dans une langue qui contient le vocabulaire et les tournures de ce pays, et nous fait approcher l’âme de ses habitants. En quelque sorte, il a reconstitué un monde. Celui-ci était fait de personnages pittoresques, effrayants parfois; de légendes indissociables de cette nature qui garde ses prérogatives; de gens simples: «Ils menaient la besogne de chaque jour qui se faisait presque sans qu’on y songe.» C’est cette modestie qui souligne la profondeur et la consistance des occupants de ce monde-là.
Ce qu’il en reste
On ne boude pas son plaisir de lire près de mille pages d’un roman d’aventures. On peut dater l’action, car certains hommes sont conscrits pour traverser l’Europe avec Napoléon. Gaspard, parti à la ville chercher quelque instruction, puis revenu, contribue à quelques réformes sur la gestion des parcelles. Mais c’est tout. Le reste est fait des âmes de cette contrée du Massif central. Les légendes et le merveilleux sont admis, accompagnés et remédiés par le bon Dieu et ses exigences.
«Le bonheur, le malheur, n’importe. Ce n’est pas tellement vers la joie, vers la peine, qu’on a choisi d’aller. On a choisi d’aller vers autre chose.»
On comprend que les contingences font de jolis récits de veillées, mais que les conduites, sans y toucher, transfigurent même la nature. A ce titre, l’ascension vers l’Ermitage, «le paradis», est une fresque chatoyante, presque naïve, comme celles de l’époque romane. Bref, de la poésie à l’état pur, reposant sur un propos d’une simplicité sans artifice.
«Il voulait la revoir comme il l’avait vue un matin, sous un cerisier: ô Anne-Marie, rose alors, plus rose que cette heure de six heures, avec je ne sais quel étincelant du bon grand courage sur la joue, et tout l’été de la montagne en son regard.»
A qui l’administrer?
Ce livre est parsemé de bouleversantes surprises. Jusqu’à son «congé», à la fin de l’histoire. Certains y trouveront à coup sûr matière à réflexion, à édification même. On comprend ici, comme ailleurs, que l’homme a beaucoup perdu en gagnant les villes et en quittant les champs. Et quelle écriture! Chef d’œuvre! Émerveillement garanti.
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Henri Pourrat, Gaspard des montagnes, (Albin Michel, 1922-1931).
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Article de Anne Demonet paru dans la rubrique «Lisez-moi ça!» de l’Antipresse n° 320 du 16/01/2022.