La Suisse romande a toujours été un sanctuaire d’édition. On pense à la période de l’Occupation, où la résistance intellectuelle française s’imprimait en terre neutre. Avant le déferlement de l’internet, la région comptait plus de 150 éditeurs, livres, journaux, magazines ou catalogues, pour un bassin de 2 millions d’habitants. La révolution informatique a sévèrement chamboulé ce paysage, mais le foisonnement demeure. À mesure que disparaissent les anciens journaux et que les survivants s’étatisent, des plateformes indépendantes apparaissent. Ainsi, entre autres, l’Impertinent (https://limpertinentmedia.com) d’Amèle Debey, lancé en avril 2020, en pleine pandémie. Nous avons posé quelques questions à cette journaliste «affranchie».
Le pari de l’Impertinent
Votre motivation première?
Lorsque je me remémore les raisons qui m’ont poussée à embrasser cette carrière, je ne les retrouve pas dans la conception qui est faite des journalistes actuellement. Et cela me pousse à m’interroger: comment a-t-on pu développer une telle méfiance à notre égard? Comment en est-on arrivés là? Comment une profession, régie par un code éthique, par des principes, des droits et des devoirs très concrets, peut-elle se retrouver aussi décriée? Qui sont ces journalistes qui ont, par leurs décisions et leurs actes, jeté l’opprobre sur toute une pratique? Et qu’ont-ils fait? Et, surtout, est-ce que j’en fais moi-même partie sans le vouloir? Ma motivation première est donc d’être digne de la haute idée que je me fais du journalisme.
Qui êtes-vous?
Après une scolarité chaotique, j’ai fui littéralement le pays car j’avais le sentiment qu’on allait me forcer à continuer mes études si je voulais pouvoir devenir journaliste. Ce qui, pour moi, était un non-sens. Il était hors de question que je prenne le risque d’être formatée et dégoûtée du métier en privilégiant la théorie à la pratique. J’ai mis le cap sur Paris et j’ai tapé aux portes des rédactions avec mon CV en main. La presse était déjà dans une mauvaise passe en 2009 et je me suis dit que la seule qui n’était pas en crise et qui donnerait sa chance à une gamine sans diplôme, c’était la presse people. C’est donc par ce biais que j’ai débuté ma carrière, en travaillant pour des blogs médias, puis pour des sites d’infotainment et de cinéma.
De retour en Suisse après plusieurs voyages formateurs aux États-Unis, j’avais un CV plutôt pas mal pour mon âge et c’est grâce à mon expérience que j’ai pu trouver des jobs de pigistes. Ce qui m’a permis de me faire la main dans une bonne partie des rédactions romandes, où j’ai beaucoup appris.
Comment est née l’idée de L’Impertinent?
Je la mûris dans mon esprit depuis plusieurs années. Comme beaucoup de journalistes – comme beaucoup de gens en général – j’ai le complexe de la légitimité et je pensais que je ne serais jamais à la hauteur pour fonder moi-même un média. Par contre, je savais que le jour où je me lancerais, ce serait toute seule. J’ai rapidement appris dans la vie que lorsqu’on attend sur les autres, on ne fait rien.
L’Impertinent est né le 13 avril 2020. J’avais préparé le site depuis plusieurs semaines et il ne manquait plus que le contenu. La pandémie a accéléré les choses. Je venais de réaliser l’interview de Jean-Dominique Michel, initialement destinée à être publiée dans Bon pour la tête. Mais ils l’ont refusée. Trop longue. Trop audacieuse. J’y ai vu une sorte de signe. Le moment où jamais. Il me paraissait important que cette interview soit publiée, il en relevait de la salubrité du débat public. Alors j’ai lancé L’Impertinent, qu’elle a inauguré. Et j’ai bien fait, puisque cette interview comptabilise aujourd’hui 144’636 vues! Un succès que je n’avais pas anticipé une seule seconde.
Principes de fonctionnement?
Tout au long de ma carrière, j’ai souvent vu les journalistes oublier l’intérêt public dans le choix de leurs sujets. Trop d’auteurs écrivent pour eux-mêmes, pour satisfaire leur ego ou pour se défouler, sans considération pour le lecteur. L’Impertinent a donc pour vocation de remettre l’information au service du public en proposant aux gens de suggérer les sujets sur lesquels ils voudraient que l’on enquête. La ligne éditoriale n’est pas encore clairement définie, elle se précisera avec le temps. Je fonctionne à l’instinct et pour l’instant j’aime ratisser large.
L’essentiel, c’est que les débats soient toujours ouverts, peu importe lesquels. Les échanges enrichissent l’existence. Il est important pour moi de fournir aux lecteurs des pistes de réflexion, afin qu’ils puissent percevoir les choses hors de leur carcan habituel. Les entretiens sont un bon moyen de plonger dans la tête des interlocuteurs pour essayer d’en extraire une partie de leur vision, qui viendra ensuite alimenter, enrichir celle de ceux qui s’y intéressent.
J’ai également créé une chaîne YouTube afin de pouvoir atteindre un public plus jeune, et mettre en pratique ce que j’ai appris lors de ma formation dans une télévision régionale. Le but est de pouvoir tourner des reportages et diffuser des débats. Deux exercices que j’affectionne particulièrement.
Buts?
Restaurer la confiance en la presse. Car cette presse est nécessaire. Aujourd’hui plus que jamais. Mais elle faillit trop souvent à sa tâche de chien de garde de la démocratie. De serviteur de la vérité.
La période que nous vivons est fascinante en cela qu’elle met en lumière les nombreuses défaillances de nombre de nos fonctionnements sociétaux. Les pays les plus riches se comportent comme des hypocondriaques hystériques, dans une espèce de folie furieuse qui souligne à quel point le confort et l’abondance nous a rendus vulnérables et irrationnels face aux difficultés de l’existence. Les médias ont suivi la danse. C’est très inquiétant, mais également positif d’un côté. Tout est à rebâtir.
Indépendance totale? Pourquoi?
Lorsque j’étais pigiste dans le groupe Tamedia, j’ai constaté le genre de dérives inhérentes à l’appartenance à une entreprise. Et, au moment où la rébellion silencieuse grondait dans les couloirs, certains ont eu le courage d’aller manifester dans les rues. La majorité, pour des raisons pas très éloignées, à mon sens, d’un genre de syndrome de Stockholm, m’ont asséné cette phrase à la fois sensée, et totalement absurde: «On ne peut pas faire la grève, on bosse».
À ce moment-là, j’ai compris que le choix entre la stabilité et la santé intellectuelle était un combat de tous les instants. Du coup, je me demande si ce n’est pas justement parce qu’il a cessé d’être indépendant que le journalisme a cessé d’être.
Après mes nombreuses expériences dans ce métier, j’avais le sentiment d’être face à un choix: soit je laissais tomber le journalisme, soit je le faisais à ma manière. C’est certainement la meilleure décision de ma vie.
- Article de Amèle Debey paru dans la rubrique «Désinvité» de l’Antipresse n° 252 du 27/09/2020.