Botho Strauss est l’un des plus grands écrivains, dramaturges et hommes de théâtre de l’Allemagne moderne. Avec Heiner Müller, il est aussi l’auteur allemand le plus joué en Europe. De sensibilité post-moderne, Strauss s’était distingué en 1993, peu après la réunification allemande, par une récusation retentissante du modèle de société où il vivait. Une tragédie qui enfle ([Anschwellender Bocksgesang]) lui valut des torrents de polémique et de haine. Il y déplorait l’aplatissement culturel et humain de l’Europe moderne, la disparition du religieux, du mythe, de l’héroïsme et annonçait un avenir de conflits.
Vingt-deux ans plus tard, en novembre dernier, il enchaînait sur son manifeste avec un essai plus sombre encore, que nous proposons ici en exclusivité française. Il s’agit d’un texte bouleversant et d’une haute tenue littéraire sur la «table rase» de civilisation que représente l’imposition d’une société du mélange imposé par la tyrannie de l’économisme. La traduction est de notre ami Antonin Moeri, écrivain de race et grand connaisseur de la culture allemande. Les sous-titres sont de la rédaction.
Le dernier des Allemands
On nous vole le pouvoir d’être contre
J’ai parfois le sentiment de n’être parmi les Allemands que chez les ancêtres. Oui, j’ai l’impression d’être le dernier Allemand. Celui qui, tel le moine retranché de Heisterbach ou un déserteur soixante ans après la fin de la guerre, abandonne sa cachette et retourne dans un pays qui, à son amer étonnement, s’appelle toujours Allemagne. Je crois que je suis le dernier Allemand. Un vagabond, un fantôme fouillant dans les restes sacrés de villes, de pays et de l’esprit. Un sans-abri.
La citation tirée de mon livre Les Maladroits ne cache pas que l’auteur se considérait comme le dernier. On ne devrait pas exagérer dans ce domaine en voulant toujours être le dernier de je ne sais quoi, mais le poste me semblait inoccupé, et l’idée ne m’a pas lâché d’être l’héritier d’une sensibilité et d’un imaginaire qui ont, depuis le romantisme, donné naissance à une littérature allemande spécifique. J’ai consacré ma vie à laisser revivre quelque chose de ce courant. Je fus l’hôte de nombreux esprits créateurs, je conspirais. En guise de remerciement, je laissai derrière moi quelques attentions, de petits cadeaux en retour qui n’ont pas été pris en considération, comme toujours dans les grandes fêtes.
Un roman de l’esprit
Que n’a-t-on raconté à mon sujet! Un roman non pas fait de récits de vie mais composé de voix spirituelles. Souvent celles d’auteurs qui ne se sont pas fait connaître comme romanciers, Franz Blei, Hugo Ball, Leopold Ziegler, Rudolf Kassner, Konrad Weiss, pour ne nommer que les moins connus parmi mes favoris, ceux qu’on a injustement mis de côté.
Je veux dire roman dans le vieux sens amoureux: il avait un roman avec elle… Avec l’une ou l’autre de ces voix j’avais effectivement un roman… Que l’on songe aux grands amours et attachements qui ont animé ces esprits…
J’aimerais mieux vivre dans un peuple en voie de disparition plutôt que dans un peuple qu’on mélange à d’autres peuples pour des raisons économico-démographiques, un peuple qu’on rajeunit, un peuple vital.
Il n’y a pas si longtemps, il y avait des intellectuels critiques de gauche qui s’élevaient contre l’hégémonie de l’économie sur notre vie de tous les jours. Cependant, les économistes de pointe contemporains sont leurs alliés — Piketty, Stiglitz, Krugman — et ils promeuvent dans un esprit de gauche une prochaine domination de l’économie, d’une économie soi-disant socialement acceptable, mais ils n’offrent aucune étincelle d’esprit, ils ne proposent qu’une politique basée sur l’argent et l’économie.
Le dernier Allemand, dont la sensibilité et la pensée prennent racine dans le courant héroïco-spirituel, de Hamann à Jünger, de Jakob Böhme à Nietzsche, de Klopstock à Celan. Celui qui ne connaît pas ces auteurs comme la plupart des Allemands installés, des Allemands moyens qui ne sont pas moins déracinés que les millions de déracinés qui se joignent maintenant à eux, celui-ci ne sait pas ce que peut être une douleur culturelle. Je suis un sujet de la tradition et je ne peux pas exister hors d’elle. D’ailleurs elle existe au-delà de: principauté, nation, fondation de l’Empire, guerre mondiale et camps d’extermination, rien de tout ça n’est inclus ou sous-entendu dans cette tradition, ni salut ni catastrophe pour régler le conflit. On peut faire mauvais usage de n’importe quoi.
Le dernier Allemand lit peut-être pour la troisième fois dans sa vie Conrad Ferdinand Meyer ou La Montagne magique. Il est fou de langue poétique allemande. «La poésie a le devoir de présenter la langue d’une nation dans quelques réalisations parfaites» (Paul Valéry).
Dictature comportementale
On nous vole le pouvoir d’être contre. Contre le conformisme politico-moral qui devient de plus en plus autoritaire. Les partis parlementaires semblent aujourd’hui reconnaître leur couleur exclusivement dans la cause du mariage homo. On dirait qu’avec chaque manifestation libertaire, chaque directive politiquement correcte, on délivre des oukazes comportementaux, auxquels la plupart des immigrés ne peuvent que se soumettre s’ils veulent bien abandonner leur foi, leurs principes moraux et accepter un second déracinement. La surprolifération de liberté, de laisser-faire et de tolérance contient incontestablement l’injonction pour le bienvenu de se séculariser sans quoi il aura peu de chance de devenir un citoyen intégré dans ce pays.
Inversement et du point de vue non seulement des guerriers saints, les non-croyants aménagent sans cesse leur propre condamnation. Ils renoncent à toute forme de défense. Comme s’ils désiraient secrètement voir tomber tout l’ancien régime de sobriété, de lumières et d’émancipation.
L’esprit de tolérance et d’ouverture semble tellement forcé que même l’individu le plus naïf doit y voir une distorsion sémantique, une euphémisation de la peur, un magique déni de catastrophe.
Que peut-il arriver de mieux aux Allemands que de devenir dans leur pays une vigoureuse minorité?
C’est souvent une domination étrangère intolérante qui pousse un peuple à se ressourcer. Alors seulement on pourra parler d’identité.
Que reste-t-il de l’idée allemande?
L’erreur des droits: comme s’il y avait encore des Allemands ou une idée allemande en dehors des superficielles déterminations sociales. Personne n’a voulu sauver cette espace de tradition qui va de Herder à Musil.
Que des empires meurent, se brisent, est devenu improbable; une sorte d’équilibres dynamique dans le sens d’une globalité culturelle empêche cela dans une large mesure; c’est pourquoi se renforce la double idée de décadence et de détournement du sens en diversité, de perte considérée comme un enrichissement. Aplatissement sur toute l’échelle, équilibre précaire, faible oscillation.
On s’accroche, on se cramponne à l’essentiel, ici une nouvelle de Henry James, là un film de Kubrick, enfin un texte du vieil Heidegger.
«Je n’aurai plus jamais de tels amis!»
Nous ne sommes plus évincés par des épigones avant-gardistes mais par des individus différents fondamentalement ignares, islamistes, gens des médias, créateurs de réseaux, passionnés d’eux-mêmes.
Or ce qu’est la tradition devient une leçon, peut-être la plus importante, que nous donnent les fidèles de l’Islam.
Il ne reste alors à l’écrivain allemand, dans la mesure où il est un écrivain de tradition allemande, rien d’autre que la recherche d’une nouvelle communauté d’origine: pour l’un fuir dans la tradition esthétique, pour l’autre subir son extinction. Palmyre, ici aussi. Il sera pendant longtemps obligé de parler de manière indécise, hétéroglotte, de dire et penser ceci et son contraire. De supporter l’inconciliable jusqu’à blesser sa raison.
Être le gardien et l’infirmier de la nation dans sa forme idéale: crois fermement à cette idée et tu deviendras une figure comique!
La leçon de l’islam
La religion est la peur du puissant. Mais qui supporte la peur comme discipline spirituelle et force morale?
Le voile comme signe d’épanouissement religieux d’une femme, selon une sympathique membre du parti des verts. Les mots ne peuvent saisir de manière plus parfaite son incompréhension compréhensive. Nous devons également traduire la soumission rituelle dans la langue de l’émancipation.
Dans des pays musulmans théocratiques tel l’Iran, ils sont peu nombreux (les érudits) qui donnent des directives au plus grand nombre, aux masses. Chez nous, ce sont les masses et les médias qui déterminent le niveau des représentants politiques qui sont, en général et de quelque bord qu’ils soient, des béotiens, notamment parce que l’appartenance à un parti régule inévitablement le savoir et ne tolère pas, dans le fond, la résurgence du moindre comportement a-démocratique.
Manifestement, toute révolution se dévore jusqu’à sa propre extinction. L’islamisme pourrait bien avaler l’Islam.
Beslan, juste un souvenir. Ossétie du Nord, 2004, des enfants sont pris en otages, c’est avant tout le lieu de la mutilation, ce qui un jour signifia lutte, guerre, conquête. Raison pour laquelle nous devons forger de nouveaux concepts pour le monde nouveau comme, par exemple, guerre asymétrique, état en déliquescence, neutraliser quelqu’un etc. qui fonderont déjà dans un prochain brasier.
Ce qu’on trouve dans les journaux rend les lecteurs compatissants de plus en plus confus. Je lis un article sur la mise à mort par lynchage d’une femme afghane profondément religieuse. Elle avait dénoncé le commerce des objets de piété comme étant de la superstition et fut injustement condamnée pour destruction du Coran par le feu. Attaquée par des hommes jeunes, elle est battue sur la voie publique et piétinée à mort. La foule se tient autour de la scène et filme cette atrocité avec le smartphone. Un homme interrompt de temps en temps l’enregistrement vidéo, s’avance vers la victime et lui piétine le visage.
Comment puis-je supporter cela?
Fascination de la mort
Sur la page suivante, on décrit la traque d’une bande d’extrémistes de droite qui prépare, à l’échelle nationale, des incendies criminels contre des abris de réfugiés. C’est tout ce qu’on lit, livré à la pure horreur sans pouvoir la surmonter avec de froides réflexions. En tout cas, c’est ce qui advient à un individu pas encore tout à fait familiarisé avec les médias.
Les commandos de tueurs nommés Assassins, cette secte ismaélienne dans la Syrie du douzième siècle, ont changé de camp; à présent ce sont les autres, les sunnites radicaux et leur «État islamique». En tous les cas, leur combat ne met pas leurs ennemis d’accord. Et avec la diffusion de l’effroi par une conquête semblable à l’invasion des Mongols jadis, on ne peut rien préjuger de nos jours.
On doit examiner comment la pression du danger agit sur nous, comment elle modifie lentement mais inexorablement nos représentations, nos préférences et nos habitudes.
On sait qu’il y a ou qu’il y eut également chez les chiites un courant quiétiste, mystique contre lequel s’est développé un courant ayant opté pour la prise de pouvoir, un courant tourné vers l’extérieur. Partout, la lutte intérieur/extérieur n’épargne aucune forme de vie.
La crainte est de voir arriver dans le pays, dans la masse des migrants, une majorité de gens qui entendent préserver et protéger dans la durée leur altérité. À l’opposé: un Syrien s’instruirait si bien dans le domaine germanique qu’un jour il découvrirait pour lui-même Les Gardiens de la couronne d’Achim von Arnim, ce qui serait plus probable que de voir un Allemand cultivé savoir encore qui fut Ephraïm le Syrien. Finalemement, c’est une question de désir de connaissance personnel, car les habituels programmes de formation ne vont pas jusque là. On peut supposer que, question désir de connaissance, le Syrien serait mieux placé.
Civilisation du déracinement
Mais comment veut-on éviter la guerre si elle nous arrive? Dans le fond, il n’y a pas que la liberté mais aussi le combat pour la liberté qui fasse partie de nos valeurs si souvent évoquées. Or avant toute chose et comme toujours, les pacifistes prennent la parole et expliquent: «L’Allemagne diminue chaque jour. Je trouve ça génial».
Le plus abject dans ce propos de fourbe est l’absence politisée de douleur avec laquelle on préconise le suicide moral qu’on érige en programme. Grâce à l’arrivée en masse de déracinés, on met enfin un terme à la nation et, y compris, à une littérature nationale. Celui qui aime cette littérature et ne peut vivre sans elle devra donc, seul, diriger son espoir vers une «Allemagne secrète» renaissant sous une autre forme.
La haine des extrémistes se focalise de prime abord sur les réfugiés, c’est avant tout une réaction incontrôlée à un sentiment de vide que «la politique», comme on dit aujourd’hui, impose à la population. Des responsables qui ne prévoient pas la fin. Qui se défilent avec des paroles lénifiantes et trompeuses. Qui exhibent leur faiblesse.
Grâce à l’arrivée en masse de déracinés, on met enfin un terme à la nation et, y compris, à une littérature nationale.
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« Der letzte Deutsche», [Der Spiegel], 2.10.2015.
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Article de Botho Strauss paru dans la rubrique «Désinvité» de l’Antipresse n° 14 du 6.3.2016.