Bohemian Rhapsody n’est pas seulement le énième biopic d’une star du show-business. C’est aussi un puissant bildungsroman et un chant d’amour pour la famille. On le regarde la gorge serrée, à la fois pour la performance des acteurs et pour les vérités humaines simples et déchirantes qu’il parvient à glisser dans la cavalcade débridée d’un des plus grands groupes rock du monde.

Yougoslavie, 1980. J’avais treize ans. Le dictateur Tito venait de mourir et le pays entrait sans le savoir dans sa course à la guerre civile. Mais cet été-là, tout était encore comme avant: détendu, immobile et comme irréel. Au petit magasin de disques de ma ville natale, on trouvait les derniers succès mondiaux, repressés dans un vinyle un peu plus épais par les soins des maisons de disques nationales. La sortie des grands albums était un événement dont on se souvenait. Je venais d’acheter In through the Out Door, l’opus terminal de Led Zeppelin, l’été même de sa sortie. On l’écoutait chez mon ami Sacha, qui avait un tourne-disque dans sa chambre. On le passait jusqu’à l’usure, en alternance avec deux ou trois autres, dont A Day at the Races, de Queen.

Le son que produisaient ces groupes anglais, leur audace, leur originalité, faisaient basculer toute la production culturelle de l’Est (et de l’Ouest aussi) dans la ringardise provinciale et étriquée. Avec Queen, on ne dansait pas encore, mais on commençait à respirer. Tie your mother down! commandait Freddie dès la première chanson de l’album. Attache ta mère au radiateur, et… bref! Que pouvaient bien peser la variété à paillettes, les chansonniers à pipe, les dissidents soviétiques à la guitare ébréchée face à ces raz-de-marée sonores, à ces sortilèges et incantations, à ces bandes-son pour nuits de Walpurgis?

Aux pieds de Freddie. Montreux, octobre 2016. (Photobiographie, © Slobodan Despot)

A l’assaut de la planète

Bohemian Rhapsody m’a ramené dans ce temps-là, le temps des cols en pointe démesurés, des chevelures crasseuses et des chanteurs androgynes à paupières nacrées. Personne n’avait songé que le chant du cygne de la civilisation occidentale se répandrait comme une déflagration à 120 décibels, à travers le monde entier.

Queen était l’un des temples de ce culte de fin du monde. Et au milieu de Queen, entre le bassiste effacé et le guitariste introverti, vibrait cette pile à combustible au nom de prestidigitateur: Freddie Mercury. On savait que ce n’était pas son vrai nom, qu’il n’était pas vraiment anglais, mais on n’avait jamais eu le temps d’y penser plus que ça.

Le film de Bryan Singer nous oblige à y repenser. Les enfances de Freddie (comme on disait chez les classiques) se passent sous le nom de Farrokh Bulsara au sein d’une famille issue d’une ethnie méconnue et d’une religion encore plus rare. Des gens normaux, en fait, aussi normaux qu’on peut l’être, ne souhaitant le mal à personne et s’évertuant, dans toute la mesure du possible, à trouver la voie du bien.

Farrokh sort tout le temps sous l’œil réprobateur de son père et la tendre préoccupation de sa mère. Il cherche en fait — nous ne le savons pas encore — à noyer une angoisse qui le poursuivra toute sa vie. Il fréquente les scènes enfumées du rock anglais. Les premières places y sont déjà occupées par les Stones, les Who ou le Zeppelin. Le groupe qu’il se trouve est de troisième zone. Le Brian qui gratte la guitare, et qui utilise son abondante chevelure comme un voile de pudeur pour cacher sa timidité, est étudiant en astrophysique. C’est dire!

Mais Brian est un grand musicien. Et Roger, le batteur, et John, le bassiste, sont plus que des comparses. A quatre, ils vont partir à la conquête d’un territoire qu’on croyait déjà mis en coupe réglée par les géants du rock.

En marge de la «grande histoire» du groupe et de son leader, Bohemian Rhapsody offre de précieux moments de méditation sur les lumières et les gouffres de la création artistique. Sur l’opposition foncière entre le business et la liberté des artistes — opposition résolue à la force du poignet en faveur de ces derniers en l’occurrence (dans le film en tout cas). Le Freddie incarné par Rami Malek est bouleversant de bout en bout, même s’il est, des quatre personnages, le moins ressemblant à son original. La reconstitution, seconde par seconde, de sa prestation historique au concert Live Aid de 1985, est sidérante.

Un conte d’enracinement et d’exil

Mais le film met l’accent — à moins qu’il l’affabule — sur un aspect inattendu de la vie de Freddie Mercury. L’importance de la famille (étendue aux membres du groupe) et la terreur de la solitude. Animé de la conviction constante qu’il «doit devenir celui qu’il devait être», Farrokh change de nom et d’identité, se façonne visuellement, insuffle une énergie déterminante dans l’évolution du groupe. Mais il ne sait comment avouer et s’avouer son identité sexuelle profonde, qui l’attire vers les hommes. Dans le film, c’est sa femme Mary, follement aimée, qui entérine le «coming out» en lui révélant le nom de son malaise. Et qui, résolument et malgré sa peine, le quitte pour refaire sa vie.

A partir de cet instant, le film vire à la tragédie. Ayant acheté une maison immense où chacun de ses chats aura sa chambre, Freddie installe Mary dans l’immeuble à côté. Le soir, seul dans son palais, il échange des signaux lumineux avec son ex-femme, à deux jets de pierre. Mais le mur élevé entre eux est aussi épais que la distance est faible. Le jeu est puéril, Mary le sait et le spectateur lui-même fond de chagrin pour cet homme. A partir de cet instant, Freddie tombe sous l’influence d’un amant cupide et possessif et dans un milieu de cuirs et de fétiches dont on préfère ne pas voir les visages.

Pour se consoler, Mercury organise des parties échevelées qui tiennent du carnaval de Rio. Les copains de Queen, avec leurs épouses, se sentent mal dans cette volière jacassante et surfaite. Ils le lui font savoir, le plaquent en pleine noce. Sa solitude nous étrangle. Elle nous accable plus encore lorsque nous apprenons avec lui que Mary, cette femme devenue inutile mais qu’il n’a jamais su quitter, qu’elle est enceinte… d’un autre.

Freddie Mercury, dans le film, finira par comprendre le jeu de son traître domestique et le plaquer — avec toute la farandole des sangsues gay qui l’entoure — pour entamer une liaison sereine avec Jim Hutton qui fut, paraît-il, la lumière de ses dernières années, assombries par le sida. C’est en sa compagnie qu’il finit par renouer avec son père. La triple réconciliation, avec sa famille de sang, sa famille d’élection — Queen — et sa femme, fait de ce film une grande fable classique qui semble issue des contes édifiants de Léon Tolstoï.

On a pu dire que le scénario a pris des libertés par rapport à la réalité. Un ami anglais, qui a bien connu l’époque, a simplement souri à ces portraits de rockers en bons pères de famille. Mais la vie du zoroastrien Farrokh Bulsara/Mercury, qui associa l’opéra à la guitare électrique, a quelque chose d’une grande parabole sur la grande lutte des contraires: le bien et le mal, le beau et le laid, la voie juste et les chemins de perdition. Une parabole qui traverse le demi-siècle cacophonique que nous venons de vivre, mais qui prend racine dans l’archaïque et l’immuable.

  • Bohemian Rhapsody, film de Bryan Singer, avec Rami Malek, Gwilym Lee, Lucy Boynton.

  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 156 du 25/11/2018.

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