Déraison d’État

par | 18.08.2019 | En accès libre, Enfumages, Eric Werner

Et si tout ce qu’on nous a raconté sur la guerre de Syrie était faux, de bout en bout? Si ce vaste enfumage de l’opinion était financé par une puissance régionale connue pour ses décapitations? Et que nous dit-il de la fonction concrète de nos médias?

Cette rubrique s’intitule «enfumages». Au début je n’aimais pas trop ce titre, je le trouvais… fumeux. J’en suis aujourd’hui plutôt content.

Les médias officiels n’ont bien sûr pas le monopole des fake news. Mais ils en produisent quand même un assez grand nombre. Quand on dit que pour connaître la réalité, il faut et il suffit de retourner ce que disent les médias (comme on retourne un gant), ce n’est bien sûr qu’une boutade. Mais elle comporte une part aussi de vérité: ce qui est dit blanc, effectivement, est souvent noir, et vice-versa. La question, en fait, excède de beaucoup celle, simplement, des Fake News. C’est le récit officiel dans son ensemble qui, de plus en plus, apparaît sujet à caution. Et donc tout vacille, rien n’a plus de sens. On ne sait plus de quoi l’on parle. L’enfumage trouve ici sa raison d’être. Il est un substitut de sens.

Les médias officiels disent par exemple qu’on est en démocratie. C’était peut-être le cas à une certaine époque. Ce ne l’est assurément plus aujourd’hui. Objectivement parlant, le régime occidental actuel n’a rien de démocratique, c’est une oligarchie se donnant l’apparence de la démocratie. On parle d’autre chose. Qui plus est cette oligarchie comporte nombre de traits l’apparentant à une tyrannie. Le récit officiel trouve ici sa limite. Sauf que l’enfumage lui permet, dans une certaine mesure au moins, de se survivre à lui-même. Dans une certaine mesure.

Il en va de même en politique internationale. Les dirigeants occidentaux se revendiquent, on le sait, de la morale et plus précisément encore des droits de l’homme. Dans un livre qui vient de paraître intitulé La guerre de l’ombre en Syrie (sous-titre: CIA, pétrodollars et djihad, éditions Erick Bonnier), un chercheur indépendant, Maxime Chaix, montre ainsi jusqu’où peut aller l’enfumage en cette matière. A la page 51, il cite cette phrase d’un de ses collègues, Michael Howard. C’est le titre d’un article paru en 2017. La phrase dit ceci: «Let’s Call Western Media Coverage Of Syria By Its Real Name: Propaganda». Autrement dit, rien n’est vrai dans ce que les médias racontent sur la Syrie, rien ne l’est ni ne l’a jamais été. Tout est propagande.

Syrie: une «guerre d’Espagne» alimentée et attisée de l’extérieur?

Le monopole du «fake»

La propagande a toujours été une arme de guerre, ce n’est pas en soi une nouveauté. On parlait autrefois de «bourrage de crâne», l’expression remonte à la Première Guerre mondiale. Mais la propagande coexistait à l’époque avec des éléments de non-propagande: le fait même, par exemple, que la France était objectivement en guerre avec l’Allemagne. Cet élément-là, lui, n’avait pas été inventé. Il était réel. La France était réellement en guerre avec l’Allemagne (et non, par exemple, avec l’Angleterre ou les États-Unis). Alors qu’en l’occurrence, tout est propagande.

La propagande dit par exemple que les États occidentaux sont en guerre contre le terrorisme. Or il n’en est rien. C’est le contraire, très exactement, qui est vrai. Les États occidentaux n’ont cessé, en effet, tout au long de la période récente, d’apporter leur soutien, qui plus est un soutien important, aux mouvements terroristes d’inspiration djihadiste, y compris ceux ayant conçu et mis en œuvre les attentats de Paris en 2015. Quand on dit cela, les gens, évidemment, sont déconcertés. Ce n’est pas sérieux, disent-ils. Vous cédez au «complotisme». Etc. Et pourtant c’est la vérité. Non seulement les États occidentaux n’ont cessé, ces quarante dernières années, de soutenir les mouvements terroristes d’inspiration djihadiste à travers le monde (en Afghanistan d’abord, puis dans les Balkans, aujourd’hui au Moyen Orient), mais eux-mêmes, bien souvent, ont participé à leur création. Ils les ont par ailleurs toujours considérés comme des alliés proches. C’est sur eux, en particulier, qu’ils se sont appuyés (et s’appuient encore) pour combattre ceux qu’ils considèrent comme leurs véritables ennemis, à savoir l’Iran, la Russie, et en arrière-plan également la Chine.

Tout cela, il est vrai, secrètement. Le bras armé de l’Occident, aujourd’hui à travers le monde, ce sont les services spéciaux. Les services spéciaux pratiquent eux aussi le terrorisme, mais on parlera à leur propos de terrorisme d’État. C’est l’expression qui convient. La France, la Grande-Bretagne et les États-Unis jouissent en la matière d’une réputation non usurpée. Une expression résume bien le rôle qui est aujourd’hui celui des services spéciaux dans nos pays: celle d’État profond. Il y a d’un côté l’État superficiel, celui qu’on croit être le plus important, mais qui en fait ne l’est pas (Parlement, ministres, magistrature assise ou debout, etc.): il n’a même aucune importance. Et de l’autre l’État profond: lui est l’État véritable. C’est lui, en fait, qui prend toutes les décisions, les plus importantes en tout cas: celles engageant le destin du pays. Il lui revient en particulier de désigner l’ennemi. Le Parlement et parfois même le gouvernement sont ici complètement court-circuités. Jamais, par exemple, le Parlement français n’a été consulté sur la question de savoir s’il y avait lieu ou non, pour la France, d’armer les mouvements djihadistes en Syrie. Si c’était une bonne chose ou non. Au passage, on voit à quoi sert aujourd’hui la constitution.

La spirale de la déraison

On pourrait invoquer ici la raison d’État, sauf qu’on peut légitimement se demander en quoi il est de l’intérêt de la France (comme d’ailleurs des États-Unis) de soutenir le djihad et les djihadistes en Syrie. Ni l’Iran, ni la Russie, ni la Chine ne menacent aujourd’hui sérieusement la France et ses intérêts. Personne ne le prétendrait. Alors que dans le cas du djihad et des djihadistes, cette menace est bien réelle, qui plus est directement perceptible. Ce n’est donc pas la raison d’État qui est ici en cause, mais plutôt, comme le relève Maxime Chaix, la déraison d’État. Je glisse ici une remarque personnelle. La différence entre la raison et la déraison d’État réside dans le fait que si, dans un cas comme dans l’autre, l’État se met au-dessus des lois, dans le premier cas cela a un sens de le faire, alors que dans le second non: cela n’en a aucun. Il en résulte que la déraison d’État est beaucoup plus sauvage et féroce que la simple raison d’État. Cela se vérifie aujourd’hui en Syrie. C’est un trait de la déraison d’État. Elle ne se limite pas, comme la raison d’État, au seul *nécessaire (nécessité fait loi), le nécessaire le cède ici à l’impulsion erratique, quand ce n’est pas au bon plaisir. Montaigne dit que le bien public requiert qu’on mente, qu’on trahisse et qu’on massacre(1). Les dirigeants occidentaux font tout cela et d’autres choses encore, mais comme ce n’est pas le souci du bien commun qui les anime, ils sont en permanence dans l’excès. Ils mentent plus qu’il ne serait strictement nécessaire de le faire, la même chose pour le reste.

Chaix consacre plusieurs pages importantes de son livre aux liens entre les États occidentaux (les États-Unis en particulier, mais aussi la France) et la théocratie saoudienne. Ce sont en fait les Saoud qui ont financé la guerre occidentale en Syrie. Les Occidentaux ont fourni les armes des combattants (parfois même les combattants eux-mêmes), les Saoud l’argent nécessaire pour les acheter. La place nous manque ici pour résumer tout ce qui est dit à ce sujet dans le livre. Juste une remarque cependant. Chaix dit que le soutien des Saoud aux groupements djihadistes s’expliquerait par le fait que les Saoud voulaient faire échec aux revendications démocratiques au Moyen Orient: les tuer dans l’œuf, en quelque sorte. Ils auraient instrumenté à cette fin les groupements djihadistes. Avec succès, d’ailleurs. Plus personne, aujourd’hui, ne parle de printemps arabe. Ce printemps est mort. Qui l’a tué, la question ne se pose même pas. En revanche, on pourrait se demander si l’actuelle dictature néolibérale en Europe n’aurait pas quelque chose aussi à voir avec le Djihad. Cette question n’est pas directement posée dans le livre, mais en le lisant on est amené à se la poser. Chacun sait quel usage il est fait aujourd’hui en France des lois antiterroristes.

Telle est donc la réalité: la «réalité de la chose», aurait dit Machiavel. L’information disponible existe, il n’est même pas très difficile de la trouver. Mais les journalistes l’ignorent, font comme si elle n’existait pas. Évidemment une question se pose: pourquoi? «En 2014, écrit Maximilien Chaix, la déclassification de plusieurs centaines de courriels nous montra que la CIA est constamment sollicitée pour relire des articles qui la concernent, y compris par des reporters du *Washington Post». Ceci explique peut-être cela. On se gardera bien d’accabler ici les journalistes, les journalistes ne sont que des maillons de la chaîne. Mais on n’en enregistre pas moins ce qui précède. Rien, en tout état de cause, ne nous oblige à devenir nous-mêmes des maillons de la chaîne. Il est au pouvoir de chacun de résister à l’enfumage. Il suffit d’un peu de motivation.

D’une manière générale, quand on veut s’informer, notamment sur les questions militaires ou de politique internationale, il est préférable de lire des livres(2) plutôt que des articles de presse. C’est une règle qui ne souffre que peu d’exceptions.

NOTES
  1. Essais, III, 1.

  2. Par exemple, au sujet de l’intrication du terrorisme islamique avec les services, l’enquête de Jürgen Elsässer, Comment le djihad est arrivé en Europe (éd. Xenia), propose une narration de la crise yougoslave radicalement différente de tout ce qu’ont pu nous servir les médias depuis trente ans.

  • Article de Eric Werner paru dans la rubrique «Enfumages» de l’Antipresse n° 194 du 18/08/2019.

On peut aussi lire…

This category can only be viewed by members. To view this category, sign up by purchasing Club-annuel, Nomade-annuel or Lecteur-annuel.

La guerre France-Russie est-elle déclarée?

La présidence et les élites dirigeantes françaises n’ont plus que la guerre à la bouche. Toute cette rhétorique n’est-elle qu’une éruption de rage impuissante, ou a-t-elle une fonction performative? En d’autres termes, cette cataracte verbale va-t-elle finir par créer la réalité qu’elle invoque sans relâche?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

La dictature comme «pure puissance»

Que signifie le retour de la conscription et de la rhétorique nationale dans un pays qui les avait toutes deux abolies? Est-ce la même France que celle de 1914? Pour le comprendre, le plus sûr est encore de se demander: où est l’ennemi?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Détruire pour détruire

La France avait commencé par livrer en Ukraine quelques armes antichars, elle a fini par envoyer des missiles de croisière et promettre des troupes que l’Ukraine n’a même pas réclamées. Le chef de l’armée britannique rempile comme conseiller militaire à Kiev. L’Allemagne avec ses généraux comploteurs planifie la destruction de cibles civiles russes. En un mot: les Européens s’emploient à provoquer une guerre qu’ils n’ont pas les moyens de mener. D’où leur vient cette passion suicidaire?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

La dissidence militaire allemande

Au milieu de la débâcle des généraux de plateau des médias mainstream — parmi lesquels le nom de Yakovleff conservera pour l’histoire une place éminente — des officiers supérieurs et généraux ont tenté et s’efforcent encore de redonner un peu de hauteur et d’intelligence à un débat public où la vérité agonise chaque jour sous les coups de la propagande, mélange peu subtil de bassesse, de malhonnêteté et de bêtise crasse.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Une passion qui s’avance masquée

La guerre, montée sur son cheval rouge, est le deuxième fléau de l’Apocalypse. C’est, dit-on, la pire des calamités qu’il faut éviter à tout prix. Vraiment? N’y a-t-il pas des cas où la guerre est envisagée comme une solution opportune, une issue désirable, voire une volupté?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Pologne, entre rébellion et servitude (2)

Dans la suite de ses entretiens avec Alexandra Klucznik-Schaller, Mateusz Piskorski élargit les perspectives sur le gouvernement de surveillance totale instauré pendant le Covid, les conditions de la liberté, la nature de l’empire américain — mais aussi sur la manière dont toutes ces agressions du pouvoir font naître, en Pologne comme ailleurs, une contre-société. AKS: Dans la première partie de l’entretien, nous sommes revenus sur votre parcours et le coup d’arrêt qui a été porté à votre carrière politique en 2016, année durant laquelle l’OTAN installait ses bases militaires en Pologne. Vous avez été libéré le 16 mai 2019, six mois avant la pandémie. Pour éviter les contaminations, à l’Ouest on fermait les bistrots; en Pologne, le Premier ministre Morawiecki interdisait de se rendre au cimetière. Quelles observations pouvez-vous partager avec nous à ce sujet? MP: Ce qui est arrivé aux gens pendant cette période devra encore être étudié. J’aimerais me […]

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Le grand carnaval

Nous venions de passer le mardi gras lorsque l’on apprenait la mort du prisonnier Navalny. Huit jours plus tard survenait le deuxième anniversaire de l’opération militaire spéciale russe en Ukraine. De quoi entretenir la farandole carnavalesque jusqu’à Pâques et au-delà.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’effondrement (3)

Ce qu’il y a d’intéressant dans le développement actuel, c’est la symétrie observable entre politique intérieure et extérieure. Les deux vont de pair. D’un côté, un bellicisme virant de plus en plus à l’hystérie, de l’autre une accélération de la dérive autocratique.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’école des terroristes: les prémices de la Révolution russe

La révolution d’Octobre en Russie fit officiellement basculer le monde dans l’ère totalitaire. Elle fut précédée d’une intense lutte politique, sociale et idéologique dont le terrorisme fut l’un des fers de lance. Un «témoin de l’histoire», imaginé par un romancier russe, a livré la psychologie des jeunes militants qui se sacrifièrent pour l’instauration d’un rêve de liberté qui finit en cauchemar. Est-ce un hasard si le roman portait en sous-titre «le livre des fins»?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Pologne, entre rébellion et servitude

S’il existe encore de vraies figures de dissidents en Europe, Mateusz Piskorski en fait indubitablement partie. Ce professeur et homme politique polonais a payé ses convictions par la prison dans la Pologne dite démocratique. Dans cet entretien réalisé par Alexandra Klucznik-Schaller voici quelques semaines, il livre un regard franc et décentré sur la Pologne, la démocratie moderne, la Russie et l’empire anglo-saxon — et, par-dessus tout, sur cette servitude volontaire qui caractérise les élites européennes au XXIe siècle.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’effondrement

L’historien et anthropologue Emmanuel Todd, qui avait prédit avec quinze ans d’avance la chute de l’URSS, vient de publier *La défaite de l’Occident*. Il y livre un diagnostic plus profond encore que ce que promet le titre ou le sujet initial de son essai: l’échec total de l’OTAN en Ukraine.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’armée suisse présente son trou noir

Non, ce n’est pas une arme secrète, c’est juste l’armée suisse qui se met à la page: comme tout le monde, elle a désormais son ministre au féminin et son gouffre sans fond. On découvre en effet avec stupeur qu’il manque un milliard de francs dans son budget. Mais ce n’est pas un drame.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’Antidote!

Chaque dimanche matin dans votre boîte mail, une dose d’air frais et de liberté d’esprit pour la semaine. Pourquoi ne pas vous abonner?

Nous soutenir