Avec son œuvre de procureur intransigeant et d’enquêteur international, Dick Marty s’inscrit non seulement dans la chronique mondiale de la lutte pour la justice, mais encore parmi les grandes consciences de l’histoire suisse. Celui qui serait le meilleur candidat au Nobel de la Paix est aussi le mieux placé, par son indépendance et son absence de concessions, pour ne jamais le recevoir.
J’ai connu dans ma vie un certain nombre de Suisses illustres et méritants et parmi eux un personnage d’une grandeur surprenante pour ce pays occupé, dit-on, à couper les têtes qui dépassent. J’ai ainsi été le collaborateur, l’éditeur et le confident de Franz Weber et je range cette amitié parmi les heures lumineuses de ma biographie. Franz Weber est bien davantage que le «militant écologiste» à quoi on le résume. Il est cet homme qui s’est dressé seul contre les promoteurs, les industriels et les massacreurs d’animaux aux quatre coins de la planète, animé de sa seule foi en une justice supérieure et de sa conviction que tout ce qui arrive en ce monde le concerne — nous concerne tous. Il illustre pleinement la haute exigence morale de Schopenhauer: «Les vrais avantages personnels, tels qu’un grand esprit ou un grand cœur, sont par rapport à tous les avantages du rang, de la naissance, même royale, de la richesse et autres, ce que les rois véritables sont aux rois de théâtre.»
La grandeur de son esprit lui avait fait voir à l’avance, et sans trop d’analyse, les dégâts de la société industrielle sur l’environnement, mais aussi sur l’héritage de la civilisation et sur l’âme humaine. La grandeur de son cœur l’a lancé dans des assauts héroïques, absolus, allant jusqu’à l’affrontement physique et à la mise en jeu de tout ce qu’il avait. Il a remporté seul des combats où des organisations puissantes n’osaient se lancer, volant au secours des affligés et des humiliés littéralement à la manière d’un chevalier blanc.
Les gardiens de l’âme helvétique
Franz Weber n’est pas qu’une lumière morale, mais encore un remède au désenchantement du monde. Il s’inscrit en même temps dans une lignée très spécifiquement helvétique, le fil d’or d’une aristocratie d’âmes qui lave à elle seule les bassesses de la Suisse en tant qu’État et que système. Saints (Nicolas de Fluë), pédagogues (Pestalozzi), philosophes (Rousseau), samaritains (Dunand), administrateurs (Wahlen), savants (Jung), écrivains (Dürrenmatt), sont les pics de vie d’un cardiogramme historiquement plat1. Ils assurent, ne fût-ce qu’à la cadence de quelques battements par siècle, le pouls d’un organisme qui aimerait tant n’être qu’un mécanisme.
Les grands Suisses sont des êtres profondément originaux, intrépides, asociaux, indifférents au qu’en-dira-t-on, créatifs, visionnaires. Leur oubli d’eux-mêmes en fait des phares de la conscience humaine, de la conscience tout court. Pour y arriver, il est vrai, ils ont bénéficié d’un avantage déloyal sur leurs voisins, sujets des rois et des empires: la naissance dans une société de citoyens, largement égalitaire, sans castes, où chacun pouvait tutoyer tout le monde.
On retrouve un lointain écho de cette simplicité et de cette ardeur d’âme dans la candeur tragique d’un Jacobo Arbenz Guzmán, le fils de pharmacien suisse qui devint président du Guatemala avant d’être renversé par la CIA, comme tout chef d’État non crapuleux en Amérique latine. La Suisse-comme-marque a commercialisé l’idéal humanitaire, en a fait tout à la fois une filière et un filon, confondu idéal et idéologie et fait mine de croire que la tendresse d’âme des fondateurs — signe de force, non de faiblesse — pouvait se cloner en règle morale. D’où la prolifération, sur les pas d’Henry Dunant, d’une séquelle de tartuffes et de roublards.
Un «petit rapporteur»? Non, un très grand
Tout ceci pour dire que le fil d’or s’est orné, au début du troisième millénaire, d’une nouvelle étoile. En lisant les mémoires de Dick Marty, Une certaine idée de la justice (éd. Favre), j’ai retrouvé la charité et la conscience planétaire de Franz Weber, et cette même sourde exaspération mêlée de honte envers l’apathie des institutions et de la mentalité nationales qui dénote les cœurs rebelles et les dissidents de la plus parfaite démocratie au monde. Juriste, procureur, sénateur, Marty semble ne s’être flanqué dans les affaires les plus incertaines, les plus périlleuses, que pour écrire, à la soixantaine, l’un des ouvrages les plus riches et les plus exaltants sur le gouffre d’iniquité qu’est devenu ce monde.
Qu’avait-il besoin de ça, ce bourgeois radical BCBG, se demande-t-on en découvrant les périls et les pétrins où il s’est mis. Que ce soit dans le démantèlement (par le haut, les palaces, et non par les petits dealers de rue!) des réseaux de la drogue, le pistage des vols de torture de la CIA, la documentation de l’horreur du trafic d’organes au Kosovo, l’incrimination plus discrète mais ô combien délicate de la corruption du système politique suisse, la difficulté est toujours au rendez-vous… Déjà, se raconter en français quand on est de langue maternelle italienne? «Je dois bien constater que lorsque j’ai le choix entre deux chemins, je choisis toujours le plus difficile», confesse—t-il d’emblée.
Cet homme contrarié et donc contrariant ne s’est jamais efforcé de faire plaisir, et on le constate. Avec un peu d’onction, il eût pu glisser son nom sur les listes du Nobel. Mais l’onction ni la complaisance ne font un bon procureur ni un enquêteur juste. Et Marty s’arrange pour déplaire à tout le monde — en premier lieu à ses propres hiérarchies — en prenant simplement au pied de la lettre les principes de base de son métier de juriste: audiatur et altera pars et pas de condamnation sans preuve. Les grands Suisses sont de grands ronchons et des emmerdeurs sans égal. Leur mauvaise humeur est proportionnée à notre éloignement des principes que nous prétendons défendre.
Tout est à lire et relire dans ce livre écrit et édité un peu à la hâte, mais d’une densité de microfilm et qui galope comme un thriller. On y découvre une conscience sociale plus à gauche que tous les socialistes, un individualiste plus confiant dans les libertés que les libéraux, un procureur plus attaché aux droits de l’accusé que ses propres avocats, une âme enfin et surtout avec un sens presque simenonien de la réalité des hommes et du sens vrai de leurs actes. Normal: Marty n’est pas un technocrate, mais essentiellement un littéraire, partisan de Camus-la-conscience contre Sartre le tendancieux et Aron le froid cérébral.
Et c’est sans aucun doute sa culture littéraire qui lui donne cette audace dans les actes et cette liberté de propos. Pour les besoins de ses enquêtes, Marty s’est assis à la table du Diable (en mesurant bien la longueur de la cuiller), a inspecté en détail des cloaques devant lesquels ses collègues se bouchaient le nez et les yeux. Mais la grandeur de son esprit l’a toujours protégé de la chute dans le manichéisme et le jugement unilatéral. Vertu aussi rare que peu télégénique. Que faire d’un enquêteur qui condamne les bourreaux sans donner raison à leurs victimes?
La bataille du Kosovo
L’avant-dernier chapitre de son livre est particulièrement mémorable. En s’attaquant, pour le Conseil de l’Europe, à l’horrible rumeur du trafic d’organes au Kosovo, et en la menant à bout, Marty n’a pas seulement mis sa propre tête à prix, il s’est aussi mis à dos la nomenklatura de son propre pays, notoirement indulgente à la cause kosovare, et pas seulement sur les terrains de football. Sous l’impulsion irréfléchie de l’émotive ministre Micheline Calmy-Rey, la Suisse fut l’un des premiers pays à reconnaître (au mépris des usages, du droit international et des résolutions de l’ONU) l’indépendance du Kosovo. La reconnaissance de cette caricature d’État sous l’impulsion américaine fut le clou dans le cercueil de l’ordre diplomatique international. Il est cocasse de penser que c’est la Suisse «neutre et pacifique» qui y a servi de marteau.
L’implication militaire de l’Occident dans la sécession illégale de cette province puis la reprise de son administration de fait par l’OTAN ont conduit à une explosion de criminalité: expulsion massive de Serbes et autres populations non albanaises, enlèvements, expropriations… enfin trafic d’organes vivants prélevés sur des Serbes tués dans la fameuse «Maison jaune» — une terrible réalité face à laquelle le gouverneur onusien de la province, le calamiteux Kouchner, n’aura qu’un rire «obscène» (p. 246).
La mauvaise volonté des puissances responsables n’a pas empêché Marty de mener une enquête exemplaire dont la seule récompense à ce jour dans son pays se résume à des brassées d’orties et des murs d’épais silence. Sans y penser peut-être, il est devenu par son œuvre le deuxième grand témoin suisse incorporé à l’histoire serbe. Le premier fut Rodolphe Archibald Reiss, le savant qui servit de modèle pour Sherlock Holmes et fondateur, à Lausanne, de la science criminalistique. Les reportages de Reiss du front serbe ont démantelé à eux seuls la propagande de Vienne contre les «barbares» que les soldats de la «civilisation européenne» pendaient en masse dans leurs villages, sans discrimination entre soldats civils, hommes, femmes ou enfants.
Les [massacres et les camps de concentration2 pour les insoumis Serbes furent le prototype austro-hongrois des génocides nazis. Épouvanté par l’hypocrisie de l’«Europe» et la profondeur du mensonge qu’il eut à combattre, le savant Reiss est allé jusqu’au bout de l’humain en lui. Il finit par devenir simple soldat serbe. Il a fait enterrer son cœur au mont Kajmakčalan, théâtre d’une bataille décisive.
Marty, lui, est allé jusqu’au bout du juriste en lui. Il reste jusqu’au bout un magistrat intransigeant — et même sacerdotal. Après avoir décrit les mille manières dont les hommes bafouent et contournent la loi écrite, après avoir illustré comment la loi non écrite conduit les hommes à faire et défendre le bien, — après avoir même concédé l’impossibilité, pour un État comme Cuba, à garantir une démocratie multipartite et les pleines libertés avec un voisin aussi agressivement intrusif que la CIA (p. 81) — il se livre à un plaidoyer vibrant en faveur du règne universel du droit3. C’est peut-être, là encore, un des traits distinctifs des géants suisses: leur idéalisme confinant à la naïveté. Une candeur nécessaire quand on a «des montagnes à soulever».
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Cette platitude proverbiale qu’Orson Welles résuma (avec l’injustice que s’autorisent les génies) par sa fameuse réplique du Troisième Homme: «L’Italie sous les Borgia a connu trente ans de terreur, de meurtres, de carnage… Mais ça a donné Michel-Ange, de Vinci et la Renaissance. La Suisse a connu la fraternité, 500 ans de démocratie et de paix. Et ça a donné quoi? L’horloge à coucou!» ↩
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«les paysans qui ne sont pas tués sont expulsés ou déportés, “inaugurant” ainsi les camps de concentration répartis à travers tout l’Empire austro-hongrois. Certains retrouvèrent cette fonction durant le second conflit mondial, comme Mauthausen. L’état-major austro-hongrois considérait tous les civils serbes comme des ennemis en puissance et entendait “faire payer” à la Serbie l’attentat de Sarajevo.» R. A. Reiss, «Serbie héroïque, Serbie martyre», le désastre de 1915. ↩
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Il s’élève en particulier contre le référendum à venir sur les «juges étrangers», qui inscrirait dans la Constitution la primauté du droit suisse sur les lois internationales (dont celles régissant la CEDH). ↩