Il serait dommage que le romancier soviétique Serguéi Dovlatov ne soit connu en Occident qu’au travers d’un film. Celui qu’Alexei Guerman vient de lui consacrer ne s’intéresse pas à la création de Dovlatov, uniquement à sa marginalité sociale. De quoi, déjà, tracer une passerelle avec notre propre temps…
Arméno-juif, Dovlatov fut un brillant satiriste et un maître de l’ambiguïté littéraire. Ce n’était pas seulement un trait de style, mais encore une nécessité pour quiconque voulait se faire publier et reconnaître comme écrivain dans l’URSS crispée des dernières années1.
Le canevas est simple. On y suit le héros durant six journées de novembre 1971, soit sept ans avant son émigration aux Etats-Unis. Le brillant écrivain vit chez sa mère et peine à se faire publier. Il frappe en vain à la porte de l’Union des écrivains soviétiques. Pour vivre, il écrit dans des papiers officiels. Or c’est justement l’époque où tout gratte-papier se doit de célébrer le jubilé de la révolution d’Octobre…
La neige tombe donc à gros flocons sur la splendide cité de Pétersbourg, devenue à la fois Cendrillon et Belle au bois dormant sous le nom de Léningrad. Chaque scène sent la laine mouillée, l’âcre odeur du charbon de bois et, bien entendu, le gros tabac.
Nous y découvrons un Dovlatov au seuil du divorce, incapable d’assumer son rôle de mari et de père. Sa fillette — qu’il aime infiniment — sous le bras, il erre de soirée littéraire en rédaction de revue, noie dans la boisson son aigreur de voir d’insignes médiocrités rafler les honneurs uniquement parce qu’elles «pensent juste» et «savent se tenir». Il discute émigration avec le jeune Iosif Brodsky, futur prix Nobel. «Nous sommes peut-être la dernière génération capable de sauver la littérature russe», lui confie Brodsky comme pour conjurer leurs communes envies de déserter un système auquel plus personne ne croit vraiment, pas même ses gardiens.
Et Dovlatov papillonne, louvoie avec toute la souplesse qu’il peut donner à son échine trop raide. Et rien ne va — pour lui du moins, car pour le reste, la machine fonctionne, les samovars versent du thé en continu, les trams passent en grinçant, des jeunes poètes se réfugient dans le travail de chantier ou l’alcool, d’autres se coupent les veines dans les bureaux des rédactions. On n’en est plus à déporter ou fusiller les malpensants, on n’a pas faim non plus. Dans son monde délabré, l’homo sovieticus ne vit pas si mal, en fin de compte. La sécurité que procure le système, la paresse et le coulage qu’il autorise compensent largement, pour la plupart, le manque de liberté.
Le totalitarisme peint dans Dovlatov n’a rien de brutal ni de si terrible. C’est une mélasse où s’engluent les caractères, où les vertébrés se transforment en limaces sans même s’en apercevoir. Derrière ces sous-entendus, ces rétractations, ces regards fuyants, on finit par se sentir bien seul: «mais où sont les humains là-dedans?»
J’ai été frappé en le regardant par une analogie. En quoi l’époque où nous sommes est-elle si différente de cette URSS en phase terminale. Une société figée par l’«obsession du passé accablant le présent, bouchant l’avenir», comme la résume le critique de Libé. Jolie formule, mon garçon! Mais as-tu jeté un œil aux programmes histoire d’ARTE dont l’horloge semble bloquée entre 1940 et 1945? Humé le parfum «simplement poussiéreux» de ces «valeurs» que le Système fait tourner comme des moulins de prière et qui nous viennent tout droit du XVIIIe siècle des avocats à perruque et des aristocrates éclairés? N’ai-je pas été moi-même, à 22 ans, la cible d’une pétition de professeurs exigeant sans aucun motif concret — sinon la peur de la pensée non encadrée — mon expulsion de l’université de Lausanne à cause de mes écrits dans le journal des étudiants? Un Oskar Freysinger, avec six ou sept livres de littérature à son actif, ne s’est-il pas vu recaler par la société des auteurs suisses pour raisons explicitement politiques, sans aucune considération de l’importance et de la qualité de son œuvre littéraire2? Et les autocensures grotesques, les régressions mentales et la réduction de l’humain à une vulgaire fonction sociale que décrit l’excellent Homme surnuméraire de Patrice Jean3 décrivent-elles les univers de Zinoviev et de Huxley ou la France de 2017?
On attend le cinéaste qui réalisera le biopic d’un témoin maudit de la société capitaliste-libérale. La mort sociale d’un artiste aussi intérieurement détaché des «valeurs» de notre catéchisme que Dovlatov le fut par rapport au sien serait peut-être pas moins révoltante que la mise au ban de ce romancier génial. Peut-être, juste, un peu plus hypocrite.
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Où le métier d’écrivain, par ailleurs, était une profession codifiée et donnait droit à des privilèges tangibles. Lire à ce sujet Présence obligatoire de Boris Iampolski (L’Age d’Homme).
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Un critère dont l’application eût certes décimé les rangs de ladite société, qui en son temps et par une poltronnerie d’une tout autre couleur avait également fermé sa porte au grand Robert Musil!
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Relire la superbe critique qu’en fit le Cannibale lecteur de l’Antipresse n° 110 du 7.1.2018: «Encore un livre prémonitoire, hélas».
- Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 146 du 16/09/2018.