Dovlatov ou le paresseux étranglement de l’esprit

par | 16.09.2018 | En accès libre, Le bruit du temps, Slobodan Despot

Il serait dommage que le romancier soviétique Serguéi Dovlatov ne soit connu en Occident qu’au travers d’un film. Celui qu’Alexei Guerman vient de lui consacrer ne s’intéresse pas à la création de Dovlatov, uniquement à sa marginalité sociale. De quoi, déjà, tracer une passerelle avec notre propre temps…
Arméno-juif, Dovlatov fut un brillant satiriste et un maître de l’ambiguïté littéraire. Ce n’était pas seulement un trait de style, mais encore une nécessité pour quiconque voulait se faire publier et reconnaître comme écrivain dans l’URSS crispée des dernières années1.

Le canevas est simple. On y suit le héros durant six journées de novembre 1971, soit sept ans avant son émigration aux Etats-Unis. Le brillant écrivain vit chez sa mère et peine à se faire publier. Il frappe en vain à la porte de l’Union des écrivains soviétiques. Pour vivre, il écrit dans des papiers officiels. Or c’est justement l’époque où tout gratte-papier se doit de célébrer le jubilé de la révolution d’Octobre…

La neige tombe donc à gros flocons sur la splendide cité de Pétersbourg, devenue à la fois Cendrillon et Belle au bois dormant sous le nom de Léningrad. Chaque scène sent la laine mouillée, l’âcre odeur du charbon de bois et, bien entendu, le gros tabac.

Nous y découvrons un Dovlatov au seuil du divorce, incapable d’assumer son rôle de mari et de père. Sa fillette — qu’il aime infiniment — sous le bras, il erre de soirée littéraire en rédaction de revue, noie dans la boisson son aigreur de voir d’insignes médiocrités rafler les honneurs uniquement parce qu’elles «pensent juste» et «savent se tenir». Il discute émigration avec le jeune Iosif Brodsky, futur prix Nobel. «Nous sommes peut-être la dernière génération capable de sauver la littérature russe», lui confie Brodsky comme pour conjurer leurs communes envies de déserter un système auquel plus personne ne croit vraiment, pas même ses gardiens.

Et Dovlatov papillonne, louvoie avec toute la souplesse qu’il peut donner à son échine trop raide. Et rien ne va — pour lui du moins, car pour le reste, la machine fonctionne, les samovars versent du thé en continu, les trams passent en grinçant, des jeunes poètes se réfugient dans le travail de chantier ou l’alcool, d’autres se coupent les veines dans les bureaux des rédactions. On n’en est plus à déporter ou fusiller les malpensants, on n’a pas faim non plus. Dans son monde délabré, l’homo sovieticus ne vit pas si mal, en fin de compte. La sécurité que procure le système, la paresse et le coulage qu’il autorise compensent largement, pour la plupart, le manque de liberté.

Le totalitarisme peint dans Dovlatov n’a rien de brutal ni de si terrible. C’est une mélasse où s’engluent les caractères, où les vertébrés se transforment en limaces sans même s’en apercevoir. Derrière ces sous-entendus, ces rétractations, ces regards fuyants, on finit par se sentir bien seul: «mais où sont les humains là-dedans?»

J’ai été frappé en le regardant par une analogie. En quoi l’époque où nous sommes est-elle si différente de cette URSS en phase terminale. Une société figée par l’«obsession du passé accablant le présent, bouchant l’avenir», comme la résume le critique de Libé. Jolie formule, mon garçon! Mais as-tu jeté un œil aux programmes histoire d’ARTE dont l’horloge semble bloquée entre 1940 et 1945? Humé le parfum «simplement poussiéreux» de ces «valeurs» que le Système fait tourner comme des moulins de prière et qui nous viennent tout droit du XVIIIe siècle des avocats à perruque et des aristocrates éclairés? N’ai-je pas été moi-même, à 22 ans, la cible d’une pétition de professeurs exigeant sans aucun motif concret — sinon la peur de la pensée non encadrée — mon expulsion de l’université de Lausanne à cause de mes écrits dans le journal des étudiants? Un Oskar Freysinger, avec six ou sept livres de littérature à son actif, ne s’est-il pas vu recaler par la société des auteurs suisses pour raisons explicitement politiques, sans aucune considération de l’importance et de la qualité de son œuvre littéraire2? Et les autocensures grotesques, les régressions mentales et la réduction de l’humain à une vulgaire fonction sociale que décrit l’excellent Homme surnuméraire de Patrice Jean3 décrivent-elles les univers de Zinoviev et de Huxley ou la France de 2017?

On attend le cinéaste qui réalisera le biopic d’un témoin maudit de la société capitaliste-libérale. La mort sociale d’un artiste aussi intérieurement détaché des «valeurs» de notre catéchisme que Dovlatov le fut par rapport au sien serait peut-être pas moins révoltante que la mise au ban de ce romancier génial. Peut-être, juste, un peu plus hypocrite.

NOTES
  1. Où le métier d’écrivain, par ailleurs, était une profession codifiée et donnait droit à des privilèges tangibles. Lire à ce sujet Présence obligatoire de Boris Iampolski (L’Age d’Homme).

  2. Un critère dont l’application eût certes décimé les rangs de ladite société, qui en son temps et par une poltronnerie d’une tout autre couleur avait également fermé sa porte au grand Robert Musil!

  3. Relire la superbe critique qu’en fit le Cannibale lecteur de l’Antipresse n° 110 du 7.1.2018: «Encore un livre prémonitoire, hélas».

  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 146 du 16/09/2018.

On peut aussi lire…

This category can only be viewed by members. To view this category, sign up by purchasing Club-annuel, Nomade-annuel or Lecteur-annuel.

Camus et la sauvagerie nucléaire

Pendant que les médias de grand chemin se livraient à des commentaires «enthousiastes» sur le massacre d’Hiroshima, Albert Camus prenait une fois de plus le contrepied des illusions suicidaires. Il nous aura fallu, peut-être, quatre-vingts ans de distance pour comprendre la gravité de ses mises en garde.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Pères de France

Ce portrait qu’un écrivain français traça de son père, vers la fin du siècle dernier, serait probablement étudié de nos jours dans des colloques de psychiatrie. Oui, en effet, c’était un monstre. Mais à force de pathologiser les excès des grands caractères — et donc aussi leur grandeur — nous finirons par fabriquer des non-entités auxquelles personne n’aura l’idée de consacrer un livre.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Quand un Chinois découvre l’«humour allemand»

Ai Weiwei est un artiste et brasseur d’idées mondialement connu. Un magazine allemand lui a demandé de livrer ses réflexions sur ce pays. La réponse fut trop honnête et brutale. Amusé par la frilosité de ses hôtes, Weiwei l’a publiée sur son blog personnel. Ses observations sont caustiques et parfois étonnamment profondes. Elles en disent long sur le «Zeitgeist» totalitaire en Europe, vu par un Asiatique…

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Ce que la Guerre froide nous cachait

En ce temps-là, Éric Werner était antisoviétique, voire atlantiste. Comme Raymond Aron, comme Camus. Et, dans leur époque, ils avaient raison: la liberté était bien «ici». Comment auraient-il pu deviner la vilaine plaisanterie que l’histoire allait leur jouer?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Quantique végétal

Face à la noirceur et la vilenie qui contaminent notre époque, seul un puissant antidote est capable de nous préserver de toute morosité. Un remède universel s’impose: la beauté. Beauté que la musique et la nature expriment avec grâce.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Anciennes maisons

Il y a les maisons hantées — et puis les maisons qui nous hantent. Elles nous relient à notre passé. Elles sont notre double en miroir. Elles nous donnent le sentiment d’une permanence, d’un centre géographique de notre vie. Ou n’est-ce qu’une illusion?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

De la bienveillance

C’est une belle qualité qu’on invoque sans trop y réfléchir. Nous aimons la bienveillance, nous sommes heureux d’en bénéficier de la part d’autrui, mais que veut-elle dire vraiment, et sommes-nous bienveillants nous-mêmes? Derrière cette vertu discrète, c’est un vaste horizon des psychologies humaines qui s’ouvre à nous.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Quand les vérités indicibles se drapent dans la fiction

Quelles parentés peut-on découvrir entre Hitchcock et Kubrick ces deux cinéastes énigmatiques et géniaux? Le rapprochement de «La mort aux trousses» (1959) et «Eyes Wide Shut» (1999) révèle des codes symboliques étonnants qui ne relèvent pas seulement de la fiction cinématographique, mais nous montrent, peut-être, l’envers du tissu de la réalité moderne elle-même. 

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

La guerre du militaire au civil

Oui, elle est vraiment menacée, la liberté en Europe. Nos dirigeants, particulièrement en France, nous mettent en garde avec des accents solennels. Mais comme on dit dans les cours de récréation: c’est celui qui dit qui y est!

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

«Les rouages de notre histoire»

Comment en est-on arrivé, dans cette Europe berceau des droits de l’homme et de la liberté d’expression, à mobiliser des milliers de policiers pour faire taire les citoyens critiques du gouvernement? Peut-être, tout simplement, en laissant libre cours aux «lois générales du comportement humain»…

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’Antidote!

Chaque dimanche matin dans votre boîte mail, une dose d’air frais et de liberté d’esprit pour la semaine. Pourquoi ne pas vous abonner?

Nous soutenir