Jacques Pitteloud: la lecture comme école de vie

par | 24.03.2019 | En accès libre, Passager clandestin, Slobodan Despot

Ancien coordinateur des renseignements suisses, illustré par sa participation à des opérations restées dans l’histoire, devenu diplomate malgré son franc-parler très valaisan, Jacques Pitteloud est un personnage de roman. On comprend mieux son profil en jetant un coup d’œil à ses lectures. Avant de prendre son poste d’ambassadeur à Washington, il nous a ouvert les portes de sa bibliothèque… et dévoilé aussi sa formation la plus secrète: celle qu’on ne pouvait acquérir qu’avec les meilleurs livres et les meilleurs mentors.

Quels ont été vos livres formateurs? Que vous ont-ils apporté?

Les Vies des Saints et Martyrs que l’on nous distribuait au catéchisme et qui m’ont imprégné d’une fascination un peu morbide pour l’héroïsme. Tout comme la série des Bob Morane, d’ailleurs.

Narcisse et Goldmund de Hesse qui incarnait pour moi la dualité des personnages que je ressentais en moi-même.

Marie-Antoinette de Zweig, l’Histoire vue d’en haut.

Les Misérables qui m’ont donné le goût de l’Histoire vue d’une autre perspective. Celle d’en bas.

Léon l’Africain qui m’a donné envie de partir à la découverte du monde.

Les extraordinaires nouvelles de Buzzati et le vertige existentiel qu’elles provoquent.

L’œuvre de Vladimir Volkoff qui m’a fait découvrir une Russie occultée à l’époque par l’Union Soviétique.

Au risque de choquer, la nostalgie pessimiste de Raspail, surtout dans Le Camp des Saints et Sire.

Le cynisme désespéré du maître absolu de la nouvelle, l’immense Maupassant.

«Le Nom de la Rose» qui m’a fait réaliser, si cela était nécessaire, que l’être humain n’avait pas attendu le XXe siècle pour penser. Je relis au moins une fois par année le dialogue final entre Guillaume et Jorge.

Et, peut-être plus que tout, Les Mémoires d’Hadrien et L’œuvre au noir, deux chefs-d’œuvre qui n’ont cessé de m’accompagner depuis mes quinze ans. Yourcenar y déploie des trésors de subtilité en oscillant en permanence entre la fascination pour l’intellect pur, la foi qui doute et la nécessité de l’action.

Vous avez été «apprenti» dans la légendaire bouquinerie Jost à Sion. Quels souvenirs en conservez-vous?

Les années «Bouquinerie» ont été déterminantes pour toute la suite de mon existence. Je ne compte plus les milliers d’heures que j’ai passées dans le «Men’s Club» (qui acceptait d’ailleurs aussi les femmes), la table ronde où nous pouvions passer des après-midi entiers à débattre avec des philosophes, des avocats, des intellectuels de tout poil et de tout bord, du gauchiste radical au néofasciste impénitent. Jean-Jacques Jost y trônait, relançant à point nommé la conversation par ses provocations socratiques et en prenant bien garde de laisser une place même aux jeunes crétins qui, comme moi, découvraient le monde de la dispute intellectuelle.

J’y ai appris l’art de la discussion intelligente, le respect du contradicteur, le bonheur de la disputatio. J’y ai découvert, grâce aux clients, des pans entiers de la littérature et de la vie intellectuelle que je n’aurais jamais explorés sans cet espace de débat.

La Bouquinerie était sans conteste la stoà poikilé de la capitale valaisanne et sa fermeture a laissé un vide que rien n’est venu combler.

Quelles lectures emporterez-vous à Washington?

J’y emporterai toute ma bibliothèque, laquelle est soumise chaque année à un rigoureux processus d’élimination (lirai-je encore ce livre? Si cela n’est pas le cas, hop, faisons de la place!). Voilà fort longtemps que je lis avant tout des ouvrages d’histoire et ce, l’avouerai-je, en anglais car les historiens anglo-saxons sont à mon avis les plus rigoureux et intéressants.

L’on emporte peu de nouveaux livres lorsque l’on a la chance de partir pour une ville qui, avec Londres, compte la plus fabuleuse densité de librairies mythiques. Par contre, il convient de chauffer quelque peu la carte de crédit…

Utilisez-vous une liseuse?

Non. D’où le diagnostic amusant qu’un vieux médecin indien de Nairobi avait posé après que je me sois inquiété de douleurs persistantes dans la poitrine, signes précurseurs évidents d’une crise cardiaque. Les examens ayant déterminé que mon cœur était en parfait état de fonctionnement, le médecin me posa deux questions: «Lisez-vous au lit et est-ce sur le côté gauche»? Interloqué, j’opinai du chef. «Monsieur l’ambassadeur, vous souffrez du syndrome fort connu du lecteur au lit. Les lits sont faits pour dormir et pour d’autres activités récréatives, mais pas pour lire», me rassura-t-il.

Mais je n’utilise toujours pas de liseuse.

«La réalité a cet avantage sur la fiction qu’elle n’a pas besoin d’être crédible», disait Mark Twain. Avez-vous été témoin d’événements que vous auriez renoncé à transcrire en scénario, tant ils étaient invraisemblables?

Oui, comme lorsque mon épouse (qui avait elle-même fréquenté la Camarde d’assez près en 1994)  m’a dit avoir vu la Mort se profiler derrière un ami très cher lors d’un dîner à la maison et que celui-ci s’est écrasé une semaine plus tard lors d’une démonstration aérienne. Ou lorsqu’une information arrivée à la dernière minute d’une source improbable nous a permis d’interrompre une opération planifiée depuis des mois quelques instants avant son déclenchement.

  • Article de Jacques Pitteloud paru dans la rubrique «Désinvité» de l’Antipresse n° 173 du 24/03/2019.

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