La domestication par la peur ne manque pas de réalités effrayantes à mettre en images; ni d’images effrayantes dont fabriquer la réalité. Ainsi s’installe, jour après jour, d’épidémies mystérieuses en régressions meurtrières, un monde imprévisible où la vérité est sans valeur, inutile à quoi que ce soit.
Dégoûtés de toute croyance, et finalement de leur incrédulité même, les hommes harcelés par la peur et qui ne s’éprouvent plus que comme les objets de processus opaques, se jettent, pour satisfaire leur besoin de croire à l’existence d’une explication cohérente à ce monde incompréhensible, sur les interprétations les plus bizarres et les plus détraquées: révisionnismes en tout genre, fictions paranoïaques et révélations apocalyptiques. Tels ces feuilletons qui décrivent un monde de cauchemar où tout n’est que manipulations, leurres, trames secrètes, où des forces occultes installées au cœur de l’État complotent en permanence pour étouffer les vérités qui pourraient se faire jour.
Des fictions aussi sinistres ne peuvent être regardées comme s’il s’agissait de documentaires que parce que la réalité entière est d’ores et déjà perçue comme une fiction sinistre. À ceux qui ont perdu «tout ce domaine de relations communautaires qui donne un sens au sens commun», il devient impossible de faire raisonnablement le partage, dans le flot des informations contradictoires, entre le plausible et l’invraisemblable, l’essentiel et l’accessoire, l’accidentel et le nécessaire. L’abdication du jugement, admis comme inutile face au ténébreux arbitraire, trouve dans cette idée que «la vérité est ailleurs» le prétexte à renier des libertés dont on ne veut plus courir le risque; à commencer par celle de trouver des vérités dont on devrait faire quelque chose.
— Jaime Semprun, L’abîme se repeuple, 1997
Observe. Analyse. Intervient.
L’Antipresse ne dort jamais. Restons en contact!