La vraie fierté se suffit à elle-même. Mais la vraie fierté est chose rare. Nous avons affaire bien plus souvent à l’orgueil, la vanité, la prétention. Tantôt ils se dissimulent sous l’aspect et le nom de celle-ci, tantôt ils se présentent nus, sans le masque de la fierté. Et ils ne se suffisent jamais à eux-mêmes. Afin de se manifester et de s’accomplir pleinement, ils ont besoin de la reconnaissance et de l’admiration d’autrui et, souvent, de son humiliation. Leur élévation est proportionnelle à l’abaissement des autres, et comme elle n’est jamais assez grande, ils sont toujours agités, en mouvement, en train de chercher un tremplin sur lequel monter pour s’élever. La fierté, elle, est au contraire calme, satisfaite de ce qu’elle est et là où elle est, à condition que personne ne la touche.
Les êtres fiers souffrent souvent à cause de leur fierté, mais leur fierté leur permet de supporter toute souffrance. Au contraire, il arrive aux hommes vaniteux de s’humilier pour satisfaire leur vanité, et bien sûr, ils n’y réussissent pas, car la vanité, tout comme une femme capricieuse de mauvaise fréquentation, se retourne contre eux et leur reproche ce qu’ils ont fait pour lui plaire.
L’orgueil, en revanche, est aveugle, abyssal. Personne n’a encore réussi à le rassasier et il ne sait dire rien d’autre que: «encore, encore»; plus vous lui donnez, plus vous vous sacrifiez pour lui, et plus insolemment et impérieusement il exige.
La fierté maintient et encourage l’homme sur son chemin, la vanité lui empoisonne la vie, dérange son travail et gâche ses rapports avec les autres, tandis que l’orgueil finit par dévorer l’homme tout entier, avec ses talents et ses succès, et, inassouvi, insatiable, il cherche aussitôt une nouvelle victime.
— Ivo Andrić, Signes au bord du chemin.