La patte d’Albert Londres

par | 18.08.2019 | En accès libre, Pain de méninges

Voici donc un livre qui est une mauvaise action. Je n’ai plus le droit de l’ignorer. On me l’a dit. Même, on me l’a redit.

On m’a également appris, à l’occasion de ce voyage en Afrique noire, différentes autres choses: que j’étais un métis, un juif, un menteur, un saltimbanque, un bonhomme pas plus haut qu’une pomme, une canaille, un contempteur de l’œuvre française, un grippe-sou, un ramasseur de mégots, un petit persifleur, un voyou, un dangereux agent d’affaires, un dingo, un ingrat, un vil feuilletoniste. Et quant au seul homme qui m’ait appelé maître, il désirait m’annoncer que j’étais plutôt chanteur qu’écrivain.

Tout ce qui porte un flambeau dans les journaux coloniaux est venu me chauffer la plante des pieds. On a lancé contre ma fugitive personne de définitives éditions spéciales. Les grands coloniaux du boulevard m’ont pourfendu de haut en bas, au nom de l’histoire, de la médecine, du politique, de l’économique, de la société, du coton, de l’or, du Niger, de la Seine et du Congo. Sous le titre: «Ceux qui ne répondront pas à Albert Londres», de rigoureux logiciens ont fait défiler dans un cadre endeuillé le nom des colons, des fonctionnaires, des commerçants morts l’année 1928 sur le territoire de l’Afrique occidentale française, cela afin de prouver irréfutablement au pays que j’avais le nez au milieu du front, le cœur dans un bocal de vitriol, la langue chargée de mauvaise foi et que tout allait bien là-bas! Des lettres apportées par les derniers courriers m’annoncent la formation, en Haute-Volta, d’une nouvelle croisade. Des hommes se lèvent de toutes parts au cri de: La routine le veut! et s’apprêtent à marcher, non plus contre les musulmans, mais contre l’Iroquois, chacun se disputant l’honneur d’être le premier à lui casser congrûment la figure. En attendant et pour me faire prendre patience, on traîne mes quatre-vingt-deux kilogrammes devant les tribunaux.

Cela n’est rien.

Rien.

Les journaux coloniaux n’inondent pas le pays, ils imbibent seulement leurs abonnés. Était-ce suffisant pour créer un irrésistible courant? Pas tout à fait. Or les chevaliers attitrés de la colonisation ont besoin de promener un cadavre sous les yeux du peuple de France, un cadavre qui appellera les justes imprécations de l’initié et les pierres vengeresses du populaire. Ce cadavre est choisi. Horreur! c’est le mien!

Je m’en irai, ainsi, au gré du flot berceur, mon pauvre cher petit corps ligoté sur une planche de liège, la main droite coupée, coupable d’avoir écrit, les pieds carbonisés et mon dernier chapitre (auparavant, sous la menace, j’aurai dévoré tous les autres), fleurissant entre me dents comme une fleur vénéneuse.

Le gouvernement général de l’Afrique occidentale française a décidé la chose.

Il vient d’inviter douze journalistes et douze parlementaires, dans l’espoir que ces vingt-quatre personnes constateront que ceux qui, jusqu’ici, m’avaient pris pour un homme et non pour un âne, feraient bien de se rendre compte qu’ils n’ont aucune capacité quand il s’agit de distinguer la race humaine de la faune domestique.

À l’heure qu’il est, heure fatale, ces missionnaires débarquent à Dakar.

Monsieur le ministre des Colonies y arrive aussi.

Que la terre d’ébène soit clémente à eux tous.

Pour moi, je n’ai plus que peu de choses à dire, et c’est ceci: je ne retranche rien au récit qui me valut tant de noms de baptême; au contraire, la conscience bien au calme, j’y ajoute. Ce livre en fera foi.

D’autre part, je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses.

Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie.

En Afrique noire française, il existe une plaie. Cette plaie, donnons-lui son nom, c’est l’indifférence devant les problèmes à résoudre. Et cela conduit à des catastrophes. À qui la faute? La faute en est moins à la colonie qu’à la métropole.

Quand votre ampoule électrique s’éteint dans votre chambre, vous ne vous en prenez pas à l’ampoule, mais au secteur.

Le secteur des colonies françaises, c’est la France.

Eh bien! si le courant n’est pas très fort entre la France et Dakar, il est coupé entre cette même France et Brazzaville.

Ce n’est pas les hommes que je dénonce, mais la méthode. Nous travaillons dans un tunnel. Ni argent, ni plan général, ni idée claire. Nous faisons de la civilisation à tâtons.

Aussi, des nègres s’exilent, d’autres meurent. La révolte se lève dans l’Oubangui-Chari. Pendant qu’on l’étouffe, le ministre des Colonies fait dire qu’il est optimiste et qu’il ne croit pas à ces choses.

Et la France est heureuse d’être trompée.

Que pouvait-on jeter sur un tel tableau?

Un voile ou un peu de lumière.

À d’autres le voile!

— Albert Londres, avant-propos à Terre d’ébène (1932)

On peut aussi lire…

This category can only be viewed by members. To view this category, sign up by purchasing Club-annuel, Nomade-annuel or Lecteur-annuel.

2015-2025: le chamboulement et la permanence

Avant-propos à la Chronique de la décennie 2015-2025, sélection de textes des dix premières années de l’Antipresse. Depuis le 6 décembre 2015, il ne s’est pas passé une semaine sans que l’Antipresse ne livre son grain de sel sur la course du monde. Avec le temps, malgré la succession des contributeurs et la variété des thèmes, une voix particulière a fini par s’imposer. Une voix ou une voie: tour à tour chemin de traverse ou grand-route, souvent en opposition radicale avec le consensus médiatique. Parfois aussi, selon les circonstances, en accord momentané avec lui. Car nous n’étions pas guidés par nos idées a priori, mais par le souci de dire le vrai. Franchise Or il n’y a pas moyen de dire la vérité des choses en n’étant pas franc soi-même, dans les deux sens du mot: libre et sincère. Les analyses les plus détachées sont pour partie le reflet de […]

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Essayiste ou militante, il faut choisir

Nous sentons se refermer sur nous l’emprise d’un système de contrôle et de conditionnement sans précédent dans l’histoire humaine. En France, un ouvrage prometteur a entrepris de le dénoncer — mais a surtout illustré, comme souvent dans la production intellectuelle française, les œillères idéologiques de son auteur.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Rompre la spirale du chantage

À force de se rouler par terre et de supplier à genoux, la Suisse a finalement obtenu de Trump qu’il renonce à ses droits de douane à 39 % pour les ramener à 15 %. En contrepartie elle s’est pliée aux exigences américaines, exigences, a-t-on appris, au nombre de 29 (vingt-neuf). C’est ce que disent au moins les Américains.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Gifles, coups de lame et autres égratignures

Il y a quelques semaines, les médias en Suisse se faisaient l’écho d’une scène de la vie militaire dans ce pays: des militaires hommes avaient été frappés et giflés par leur supérieur hiérarchique, en l’occurrence une femme. En guise de sanction, la dame s’était vue retirer son «commandement», avant d’en obtenir un autre à un autre endroit. On l’avait donc déplacée.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Soha Béchara: «Nous résisterons avec nos corps»

Le conflit actuel au Moyen-Orient recouvre beaucoup d’arrière-plans occultés ou oubliés. Parmi les voix libanaises, celle de Soha Béchara est l’une des plus ardentes et les plus sincères. Alexandra Klucznik-Schaller a réalisé un entretien exclusif avec cette militante devenue une légende dans son pays. Les points de vue de Soha Béchara sont radicaux, mais argumentés et payés par l’engagement d’une vie. Ils méritent d’être connus et médités.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’anomie vue depuis un car postal

Jadis, il y avait les «sauvageons» dans les banlieues. Aujourd’hui, la sauvagerie s’invite même dans le cœur du rêve alpestre: les cars postaux suisses. Les chauffeurs sont en première ligne face à la déglingue — et n’ont souvent personne pour les soutenir. L’un d’eux a accepté de témoigner.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Ne pas se taire!

En se rapprochant à tout vent de l’Union européenne, les Suisses semblent absolument vouloir être les derniers à grimper sur le «Titanic» avant qu’on tire l’échelle. Savent-ils tout ce qu’implique ce ticket? Il ne semble pas. En a-t-on débattu? Non. C’est donc le moment de parler, fût-ce dans le désert. Dire ce que ce pays pourrait faire pour sa survie plutôt que pour sa dissolution.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

La vie oubliée des orphelinats de France

Mathilde Jaffre a visionné *Adieu le Foyer* de Catherine Epelly et Claude Deries, un documentaire poignant sur la vie dans un foyer de garçons dans la France du XXe siècle. À travers ces témoignages ressurgit le récit d’une existence faite d’épreuves et de drames, mais aussi de camaraderie et de joie. Une aventure humaine sur nos terres qui nous semble déjà si lointaine, comme si des siècles nous en séparaient…

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’Antidote!

Chaque dimanche matin dans votre boîte mail, une dose d’air frais et de liberté d’esprit pour la semaine. Pourquoi ne pas vous abonner?

Nous soutenir