La rédemption de Bernard-Henri Lévy

par | 27.01.2019 | En accès libre, Le bruit du temps, Slobodan Despot

Quelques interrogations suscitées par l’étrange débat qui m’a opposé à Bernard-Henri Lévy sur le plateau d’Infrarouge. Ou: comment dialoguer avec le néant sans le servir?

Infrarouge (RTS1), 23.1.2019

«Ne pas se dresser contre l’imposture, ne pas la dénoncer, c’est se rendre coresponsable de son éventuelle victoire. Plus insidieuse, l’imposture publicitaire n’est pas, à la longue, moins dangereuse que l’imposture totalitaire. Par des moyens différents, l’une et l’autre détruisent l’existence d’un espace public de pensée, de confrontation, de critique réciproque. La distance entre les deux, du reste, n’est pas si grande, et les procédés utilisés sont souvent les mêmes.» ( Cornélius Castoriadis, «L’industrie du vide» (contre BHL), Le Nouvel Observateur, 9.7.1979.)

Dans une société dotée de mémoire, le cas du philosophe (ou romancier, ou cinéaste, ou lobbyiste, ou dramaturge) Bernard-Henri Lévy aurait dû être classé de longue date. Au moins depuis sa déconstruction intellectuelle en tant que faussaire et affabulateur par l’historien Pierre Vidal-Naquet en 1979. L’ascension intellectuelle d’un normalien capable de confondre le Pirée avec un homme et Halicarnasse avec un héros grec aurait dû s’arrêter à la page des perles du baccalauréat. Sans parler de sa pompe ringarde, sourcilleuse et agressive où le regretté Desproges a identifié la « vraie nature des cuistres ».

Et pourtant, non. La médiocrité de BHL profite d’un écosystème particulièrement indifférent aux lacunes de fond et particulièrement indulgent face aux beaux parleurs, surtout lorsqu’ils sont fortunés. Je veux parler de la « bonne société » parisienne et de son prolongement médiatique.

Le drame du pauvre petit garçon riche

Héritier de l’immense fortune d’André Lévy amassée dans l’exploitation coloniale du bois d’Afrique, Bernard-Henri promène depuis un demi-siècle son mal-être de pauvre gosse trop riche et trop pressé de se faire aimer, ou du moins respecter. Ayant échoué à créer une œuvre satisfaisante, il s’est engouffré dans les coulisses du pouvoir, ne jouant que la carte la plus sûre : celle du mondialisme ultralibéral.

Son action politique est la seule part de sa carrière qui mériterait d’être prise au sérieux, au moins d’un point de vue pénal. Aussi mystérieusement influent auprès des « décideurs » qu’il est discrédité dans la population, BHL a directement comploté contre la paix et promu ou justifié des coups d’État et des crimes de guerre dans tous les théâtres de conflits dont il s’est mêlé, en particulier en Yougoslavie, en Libye et en Ukraine.

A cela l’on pourrait ajouter, dans un registre moins tragique mais non moins grave, le casier judiciaire intellectuel constitué de ses nombreux plagiats et affabulations, sans compter sa préoccupante naïveté face au canular appelé Jean-Baptiste Botul, prévarications et bévues dont il n’a jamais répondu et qui ne l’empêchent pas de continuer à plastronner avec l’exceptionnelle résilience du fantoche dénué de surmoi et donc insensible au ridicule.

Comment se fait-il que personne dans les milieux du pouvoir n’ait jamais dit fermement « stop » à cet imposteur multirécidiviste ? On peut toujours spéculer sur les influences occultes, le poids du compte en banque et la portée de son fameux « carnet d’adresses ». Mais la raison est peut-être plus simple. Les gens normaux éprouvent toujours une retenue face aux bélîtres sans scrupules. Et BHL apparaît trop dénué d’humour et trop manifestement malheureux pour que les personnes dotées de pudeur lui portent l’estocade décisive.

Son mal-être rayonne à plusieurs mètres de distance, comme j’ai pu m’en assurer après avoir passé quelques minutes seul avec lui dans une même antichambre avant le débat d’Infrarouge du 23 janvier (minutes qu’il a occupées au téléphone). J’ai aussi eu le temps de m’étonner du dispositif de sécurité que le service public suisse avait mis à sa disposition, comme s’il risquait autre chose qu’un attentat pâtissier !

Un tapis rouge à croix blanche

Surtout, je me suis demandé à quel titre le service public suisse déroulait un aussi somptueux tapis rouge devant l’agitateur parisien. Le matin même, à l’heure de pointe, il avait été l’invité de la Matinale de la radio (RSR1) — où il avait étalé sa jactance et son ignorance presque méprisante du système politique suisse, réduit à « Genève », et « Genève » à son très restreint milieu cosmopolite. Système qu’il flattait par ailleurs en tant que « modèle » pour l’Europe sans comprendre que la subsidiarité qui est au cœur de la constitution helvétique représente l’opposé diamétral de la construction « top-down » de l’UE.

Le soir, il eut droit à un quart d’heure de « solo » dans l’émission de débats Infrarouge, au lieu des 8 minutes que la production avait annoncée aux autres participants. Autre entorse au protocole, la mise à l’écart des habituelles questions du public.

A quel titre donc élargit-on les portes en Suisse romande pour laisser passer la grosse tête de BHL ? Au titre de son œuvre ? Laquelle ? Philosophique ? Littéraire ? Pour le génie théâtral de son monologue Looking for Europe qu’il est venu promouvoir ? (Or l’extrait vidéo de son précédent spectacle où il déclame dans un anglais scolaire et une pose grotesque a fait souffler un vent de gêne sur le plateau.) De son implication dans la construction européenne ? Traduite par quoi (chez lui qui n’est à l’aise dans aucune autre langue que le français) ?

Plus fondamentalement : prend-on vraiment cet homme au sérieux, ou ne l’invite-t-on qu’en tant que bateleur susceptible de faire de l’audimat ? De deux choses l’une.

  • A) On le prend au sérieux. Dans ce cas, son action politique doit être prioritairement prise en considération. Or si la RTS donne la parole à un éventuel complice et instigateur de crimes de guerre, elle ne se trouve pas seulement en délicatesse avec l’article 2 alinéa 3 et 4 de la charte des Nations Unies, elle viole également les articles 2, 3 et 4, section I de sa propre concession. Ce cas devrait donc au moins faire l’objet d’une interpellation du conseil des programmes de la RTS.

  • B) On ne le prend pas au sérieux. Dans ce cas, comment justifie-t-on l’accaparement des programmes d’information d’une chaîne publique par la promotion des spectacles d’un amuseur ?

Comme souvent, la réalité est probablement entre deux. Dans le sillage du « pompeux cornichon », même ses alliés et flagorneurs s’échangent des clins d’œil entendus. Je les ai vus faire. Ils en profitent autant que lui se sert d’eux. Les journalistes pour « faire le buzz ». Les politiques pour « faire passer » par son auto-mise en scène des projets inavouables. (Le public est tellement tétanisé par le culot du bonhomme qu’il en oublie de réfléchir à la malignité des causes qu’il cautionne, comme la légitimation des terroristes en Libye ou des nazis en Ukraine.)

La paisible province romande semble bien éloignée de ces vils jeux d’illusion et de pouvoir. On se demande d’autant plus ce qu’elle doit à BHL — sinon la révérence obséquieuse des provinciaux devant le Parisien — pour le favoriser autant.

Une porte de sortie

Avant d’affronter ce phénomène en débat, j’ai réfléchi. Fallait-il entrer sur son terrain, en l’occurrence celui d’un « sauvetage » in extremis de l’idée européenne ? Évidemment que non. BHL multiplie les initiatives tous azimuts, chacune venant escamoter les échecs de la précédente à la faveur de cette mémoire de poulet qui caractérise les médias de grand chemin. Chaque discussion de fond, fût-elle réfléchie et articulée comme celle que lui a obligeamment opposée le ministre Pierre-Yves Maillard, ne fait qu’accréditer sa démarche. La réfutation ? Il n’en a cure, pourvu qu’elle provienne d’une autorité qu’il puisse accrocher à son tableau de chasse. Pierre Bourdieu, lui, l’avait très bien compris en refusant tout débat avec lui pour éviter de nourrir son imposture. BHL du reste ne sait pas débattre. Il suffit de le contrer un peu pour se faire traiter de peste brune, comme je l’ai été à Infrarouge.

L’enjeu de la tournée Looking for Europe n’est donc pas le sauvetage de l’Europe, c’est le sauvetage de BHL. Tout comme l’enjeu de « son » Maïdan, de « sa » Libye, etc., se résument à un seul sujet : la quête désespérée de consistance d’un être désincarné, aigre et malveillant comme un démon. J’ai passablement hésité, et consulté, avant d’accepter ce débat. Pourquoi devrais-je participer à sa réhabilitation, lui qui a contribué, avec une totale irresponsabilité, à la destruction sanglante du pays où je suis né, la Yougoslavie ?

Finalement, j’y suis allé avec une recommandation qui a fait le tour des réseaux sociaux, mais qui n’était n’avait rien d’une « quenelle » ou d’un « entartage ». Je l’ai formulée sans ironie et sans méchanceté aucune. Voici pourquoi.

Cet éternel enfant surprotégé a un moyen de ne pas mourir d’aigreur. C’est d’affronter, une fois dans sa vie, la réalité. La réalité brute, sans la médiation de sa rhétorique, de ses courtisans et de ses gardes du corps. Or il se trouve que, pour un ami sincère de la démocratie et un adversaire résolu des dictatures, la chance de rédemption se trouve sous son nez, dans les rues de sa ville. Il lui suffit, de fait, de quitter une fois dans sa vie le parti de l’ordre, d’enfiler un gilet jaune et de prendre la tête des manifestants. Le risque physique serait certes plus grand pour lui qu’il ne le fut jamais en Afghanistan ou à Sarajevo, mais il se limiterait tout au plus à la perte d’une côte ou d’un œil. En échange, il serait enfin admiré, et peut-être même aimé. Il sauverait sa pauvre vie.

Il lui suffirait pour cela d’un accès de lucidité et de courage vrai. Je le lui souhaite sincèrement.

  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 165 du 27/01/2019.

On peut aussi lire…

This category can only be viewed by members. To view this category, sign up by purchasing Club-annuel, Nomade-annuel, Nomade-mensuel, Lecteur-annuel or Lecteur-mensuel.

Désintoxidentalisation

L’Axe du Mal a pivoté de 90 degrés, mais combien s’en sont aperçus? Combien d’événements révélateurs passent sous le tapis? En parlant avec des personnes de mon entourage, même plutôt bien renseignées, je me heurte à cette réalité qui surprend toujours: que les médias de masse ne sont pas là pour élargir notre vision du monde, mais bien au contraire pour la restreindre, exactement comme les œillères sur les chevaux de trait. Essayons d’illustrer ceci par une simple contre-narration des faits de la semaine.

CONFIDENTIEL
Les abonnés reçoivent cet article dans leur lettre hebdomadaire.
SE CONNECTER S’ABONNER

Le Rameau d’Or, clap de fin

Voici un «lisez-moi ça!» un peu excentrique, un peu mélancolique. Au lieu de vous recommander une lecture particulière, Patrick Gilliéron Lopreno évoque le souvenir d’une légendaire librairie genevoise où chaque ouvrage, pour ainsi dire pris au hasard, était recommandable. Cet hommage nous rappelle aussi la place essentielle que les librairies occupent dans la chaîne de la culture et du savoir.

CONFIDENTIEL
Les abonnés reçoivent cet article dans leur lettre hebdomadaire.
SE CONNECTER S’ABONNER

Les vrais fascistes

Les atteintes à la liberté d’expression se sont tellement multipliées en France ces dernières années que personne n’y prête plus seulement attention. Il le faudrait quand même, car à un moment donné se pose une question qu’on ne saurait éluder: en quoi la France est-elle encore une démocratie, comme elle prétend et est supposée l’être? Ou simplement, même, un État de droit?

CONFIDENTIEL
Les abonnés reçoivent cet article dans leur lettre hebdomadaire.
SE CONNECTER S’ABONNER

De la corruption à la robotisation

Le critère de sélection n’est même plus la conformité, mais ce que les dirigeants actuels considèrent comme en étant la condition même, à savoir l’inaptitude à penser Si vous n’avez pas désappris à penser, vous devez faire une croix sur toute espérance d’avancement social.

CONFIDENTIEL
Les abonnés reçoivent cet article dans leur lettre hebdomadaire.
SE CONNECTER S’ABONNER

Tucker Calson, au départ d’une révolution médiatique?

Le présentateur vedette de Fox News était un phénomène si exceptionnel, et si populaire, dans le paysage des médias *mainstream* américains, qu’on peut se demander si c’est Fox qui a viré Tucker ou Tucker qui, en partant, a enterré Fox.

CONFIDENTIEL
Les abonnés reçoivent cet article dans leur lettre hebdomadaire.
SE CONNECTER S’ABONNER

Tyrannie, mode d’emploi (2)

Sommes-nous bien sûrs de ne pas aimer la tyrannie? Non, et nous le savons au moins depuis La Boétie. La majorité humaine y est au contraire très favorable. Pourquoi alors les tyrans sont-ils si sourcilleux sur les questions d’obéissance?

CONFIDENTIEL
Les abonnés reçoivent cet article dans leur lettre hebdomadaire.
SE CONNECTER S’ABONNER

L’Antidote!

Chaque dimanche matin dans votre boîte mail, une dose d’air frais et de liberté d’esprit pour la semaine. Pourquoi ne pas vous abonner?

Nous soutenir