Du dernier livre d’Alain de Benoist, Contre le libéralisme(1), on ne dira assurément pas qu’il est inactuel. La crise qui se développe un peu partout aujourd’hui en Europe n’épargne, en effet, pas les idéologies, en particulier l’idéologie libérale, qui est aujourd’hui l’idéologie dominante (Alain de Benoist dit: l’idéologie de la classe dominante).
Crise du libéralisme ou du néolibéralisme? Du néolibéralisme, tempère-t-on parfois. Et là on pense au «capitalisme du désastre» (Naomi Klein), capitalisme personnifié en son temps par Mme Thatcher ou encore par l’économiste Milton Friedman, aujourd’hui peut-être par Emmanuel Macron. Sauf, comme le montre Alain de Benoist, que le «capitalisme du désastre» ne vient pas de rien. Il est l’héritier légitime du libéralisme historique, lui empruntant la plupart de ses axiomes ou postulats, mais (et là est la nouveauté) pour en étendre l’application au plus grand nombre possible de domaines: l’économie, bien sûr, mais au-delà de l’économie également la politique, l’école, la culture, la famille (homoparentalité), le sexe (idéologie du genre), bref, toutes les dimensions, ou presque, de l’existence humaine. En ce sens, pour paraphraser Zinoviev, le néolibéralisme est le libéralisme comme réalité: devenu, autrement dit, lui-même réalité (après se l’être appropriée).
Autant dire qu’on ne saurait faire le procès du néolibéralisme sans s’interroger en même temps sur le libéralisme lui-même. C’est ce que fait Alain de Benoist dans ce livre particulièrement dense, nourri de vastes lectures, mais où l’auteur veille en même temps à ne jamais perdre de vue la problématique dans son ensemble.
De l’individualisme au «mêmisme»
Historiquement parlant, explique Alain de Benoist, le libéralisme est né d’une rencontre entre le courant de pensée individualiste (courant de pensée lui-même issu du christianisme) et ce qu’il appelle «l’économisme», autrement dit le credo suivant laquelle l’être humain ne saurait mieux utiliser son temps qu’en achetant et vendant des biens sur le marché, ou encore en prêtant de l’argent aux acheteurs potentiels (pour, justement, qu’ils puissent acheter ce qu’autrement ils ne pourraient pas acheter) : dans le but, soi-même, de gagner le plus d’argent possible. Dans l’optique «économiste», c’est cela même le but de l’existence. Il n’y en a pas d’autre.
En conséquence, tout ce qui fait obstacle à la liberté des échanges est à écarter, à commencer, bien sûr, par la législation sociale, ce qu’on appelle l’État-providence. Les frontières territoriales sont également remises en cause. Plus généralement encore, toute différence quelle qu’elle soit (entre les peuples et les cultures, dans les rôles sexuels, etc.) est vouée à disparaître, car elles aussi, ces différences, font obstacle à la liberté des échanges. Les individus se voient ainsi réduits à leur seule qualité d’acheteurs et de vendeurs, sans autre lien entre eux que celui découlant de la mise en œuvre de loi de l’offre et de la demande. C’est le règne du «mêmisme», autrement de l’indistinction généralisée. Idéalement parlant, les individus devraient devenir tous interchangeables.
L’économisme n’a que faire, par ailleurs, de la distinction entre le bien et le mal. Si vous dites par exemple que les managers sont aujourd’hui trop payés, on vous répondra que vous «surfez sur des a priori émotionnels»(2). La question de savoir s’il est décent ou non de verser de tels salaires est considérée comme hors sujet.
Le rêve de l’accumulation illimitée
En schématisant à l’extrême, on pourrait ainsi dire que le libéralisme est un mixte d’individualisme post-chrétien sécularisé et de pleonexia, nom donné par les Grecs à la soif illimitée d’avoir. Les philosophes grecs condamnaient la pleonexia, car elle asservit l’être humain au pathètikon, à la partie animale de l’âme, mais c’est bien elle, cette pleonexia, le désir d’accumuler des biens matériels sans limite, qui se trouve aujourd’hui portée au pinacle. L’économisme met aujourd’hui tout en haut de l’échelle des valeurs ce qui autrefois se situait tout en bas. Un vrai renversement.
Sauf, on l’a dit en commençant, que tout ce beau système est aujourd’hui en crise. Crise de la mondialisation marchande, entre autres, avec l’irrésistible montée du chômage et de la précarité: les pauvres devenant de plus en plus pauvres, les riches de plus en plus riches, et pour éviter la casse (mais l’évitera-t-on?) le recours massif à la planche à billets. Crise aussi du système représentatif, comme en témoigne la désaffection croissante des citoyens à l’égard de la classe politique, désaffection confinant parfois à la haine, comme le député Jean Lassalle le relevait déjà il y a quelques années(3). Les dirigeants ont beau tordre les lois dans tous les sens, en fabriquer de nouvelles en permanence pour donner une apparence de légalité à leurs agissements opaques, l’État de droit lui-même est devenu très branlant. On parle de dérive autoritaire, mais cette expression relève de l’understatement. La vérité est que le libéralisme s’est aujourd’hui retourné contre lui-même pour donner naissance à une forme authentique de totalitarisme (mais ne s’affichant évidemment pas comme telle).
Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’un vent de contestation se soit, ces derniers temps, levé sur Europe. À un moment donné, Alain de Benoist rappelle la phrase célèbre de Mme Thatcher: There is no alternative. Autrement dit, assez de récriminations. Obéissez aux ordres, faites ce qu’on vous dit de faire. Vous n’avez pas le choix. Très clairement, aujourd’hui, les gens sont dans la désobéissance. Ils ne sont plus disposés à faire que ce qu’on leur dit de faire. Pour les élites néolibérales, c’est une très mauvaise nouvelle.
Vent de rébellion
Ainsi, dans le Figaro(4), l’essayiste Nicolas Baverez n’hésite pas à présenter la «montée des populismes» comme engendrant «le plus grand péril» auquel les «démocraties» seraient aujourd’hui confrontées. En effet, les gens veulent tout remettre à plat: les salaires des managers, entre autres, mais pas seulement. Ils ne se résignent plus, par exemple, à voir leurs emplois se délocaliser en Chine, ou seulement même en Pologne. Ils exigent une relocalisation, et pour la rendre possible le retour à un certain protectionnisme: ne serait-ce qu’aux frontières de l’Union européenne (ce à quoi les économistes de Bruxelles ont depuis longtemps renoncé: non parce qu’ils auraient été achetés, comme on serait tenté de prime abord de le croire, mais par pure idéologie; parce qu’ils ont décidé une fois pour toutes de ne plus tenir compte du bien commun, ni même, d’une manière générale, du bien et du mal. De telles questions, à leurs yeux, sont non pertinentes. Il n’y a pas de bien commun, ni non plus de bien et de mal. Il n’y a que le marché).
Les gens n’acceptent plus enfin de n’être considérés que comme des agents économiques. Ils sont aussi autre chose: dépositaires d’une certaine culture, par exemple, culture qu’ils ne se résignent pas à voir passer par profit et perte, sous couvert de droits de l’homme et/ou de libéralisation des échanges. Ils sont aussi citoyens, membres d’une communauté particulière, avec ses intérêts propres qu’ils tiennent pour légitimes et qu’ils sont donc décidés à défendre.
Bref, certaines choses se passent. History is again on the move. Ne boudons pas notre plaisir. Nous reviendrons dans une prochaine chronique sur ce beau livre, mais aussi sur certaines questions plus générales qu’il soulève.
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Alain de Benoist, Contre le libéralisme. La société n’est pas un marché, Editions du Rocher, 2019.
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Stéphane Garelli, «Y a-t-il une économie populiste?», Le Temps (Lausanne), 2 février 2019.
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Cité dans L’Express (en ligne), 21 juin 2013.
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Le Figaro, 3 octobre 2016. (Idée reprise, presque dans les mêmes termes, dans Le Figaro du 26 février 2018).
- Article de Eric Werner paru dans la rubrique «Enfumages» de l’Antipresse n° 168 du 17/02/2019.