Plus rien ne vaut au contraire, ou tout s’équivaut – et c’est le temps du vrai nihilisme – quand le devenir intérieur de la vie, et tous les savoirs qui lui étaient liés, toutes les formes de culture qui en étaient l’expression, cèdent la place à la connaissance anonyme de processus homogènes à ceux qu’étudie la physique. Le signe le plus brutal de cette substitution de la mort à la vie est l’émergence d’une technique jusqu’alors inconnue, qui ne s’enracine plus dans la subjectivité des corps vivants, dont les «instruments» n’étaient que le «prolongement», mais dans la connaissance impersonnelle de ces processus matériels, s’identifiant à eux, n’étant que leur mise en œuvre inconditionnelle selon une sorte de vœu satanique: tout ce qui peut être fait dans l’univers aveugle des choses doit l’être, sans autre considération – si ce n’est peut-être celle du profit. Comme si l’économique, qui a lui aussi, partout et déjà, substitué ses abstractions falsificatrices au travail réel des hommes, pouvait seul aujourd’hui nous sauver. Cette nouvelle technique d’essence purement matérielle, étrangère en elle-même à toute prescription éthique, c’est donc elle qui dirige notre monde devenu inhumain dans son principe même.
— Michel Henry, La barbarie (1987)