Julian Assange est désormais muet, presqu’effacé de l’univers de l’internet dont il a été l’un des princes. L’ambassade d’Equateur à Londres qui l’héberge depuis six ans lui a coupé l’accès au web, sans doute sur l’insistance de ses hôtes britanniques. Mais avant de se taire, il a eu le temps de lancer quelques mises en garde saisissantes.
WikiLeaks. Quand on ausculte les échos de ce mot dans les esprits d’aujourd’hui en le comparant à ce qu’il évoquait hier, on peut mesurer le progrès de l’anesthésie générale. Entre les soutiens et les visites des grandes consciences — à commencer par Daniel Ellsberg, qui divulgua les Pentagon Papers — et les rumeurs de «fin de cavale» diffusées par la presse de grand chemin comme l’on parlerait d’un criminel de droit commun, c’est tout un travail de sape, étiré sur une dizaine d’années, qui révèle ses effets.
Le premier site «lanceur d’alerte» (ou de trahison, selon les points de vue) au monde a connu son heure de gloire en avril 2010 lorsqu’il publia les vidéos de cockpit d’une ignoble chasse à l’homme (et à l’enfant!) en hélicoptère dont les protagonistes étaient des militaires U. S. et les victimes, des civils et des journalistes irakiens à Bagdad. L’opinion mondiale a découvert ce jour-là ce qu’elle savait déjà (mais ne pouvait plus se cacher): le cynisme joueur avec lequel l’armada technologique du «gendarme planétaire» éliminait ses «ennemis», comme l’on aplatit des fourmis au sol après s’être amusé à les voir s’affoler.
Si WikiLeaks fut le relais, le véritable héros de cette révélation, celui qui a fait fuiter les vidéos, était un humble soldat, Bradley Manning, qui paiera très cher son insurrection morale. Son changement de sexe — il s’appelle désormais Chelsea — ne lui a pas épargné une condamnation à 35 ans de réclusion et des traitements qui, s’il avaient eu lieu dans des pays moins «démocratiques», seraient platement appelés tortures.
Le fringant albinos australien aux allures de star de la New Wave, pouvait-il échapper à la vengeance de l’Empire? En 2010, très opportunément, Assange a été accusé de viol par deux Suédoises avec qui il avait couché. De nos jours, c’est le lot quasi fatal de tout homme en vue (sauf les castrés… bien entendu!, ajouterait Brassens). Mais en 2010, on n’y était pas encore accoutumé. L’accusation a fait mouche. Le soupçon d’inconduite sexuelle a été le premier acte de la mise au ban progressive de ce gêneur. Et la manière dont il l’a affronté — par la fuite — n’a pas arrangé son cas. Depuis juin 2012, il est cloîtré dans un studio sans lumière du jour de l’ambassade équatorienne.
Coup double pour le Système: si le client accepte de se défendre, il est fini. Même si la justice suédoise a classé l’affaire du viol, les Britanniques restent à ses trousses pour non-respect des règles de sa liberté conditionnelle. Or les Britanniques n’ont rien à refuser aux procureurs américains, surtout pas une prise dont on a déjà réclamé en haut lieu la mise à mort. Lesquels procureurs lui ont concocté des accusations bien plus graves, valant réclusion à vie ou pire. Si, en revanche, il fuit pour sauver sa peau, son esquive sera perçue comme un aveu. Perdant, donc, quoi qu’il fasse! Les spin doctors connaissent bien ce phénomène: le simple fait d’être persécuté avec acharnement est un signe de culpabilité, même si vous êtes blanc comme neige. Aux yeux de la foule, il n’y a jamais de fumée sans feu…
Entre sa réputation et sa vie, Assange a choisi la vie et s’est réfugié sur le territoire d’un pays qu’il a considéré «ami» — mais avait-il le choix? — du simple fait que les USA le tenaient pour «ennemi». Incapable de se taire, il a fini par devenir un hôte encombrant pour le président Lenin Moreno1. L’ambassade sud-américaine était une souricière et le lion s’y est peu à peu transformé en souris.
Comment l’Empire traque ses dissidents
Son prestige effiloché, ses comptes de soutien fermés jusqu’en Suisse, Assange a perdu l’aura angélique qui le protégeait. Les médias de grand chemin ont fini par réduire ce témoin capital du nouveau millénaire à un vulgaire relais de la propagande russe. Des pays qui accordent l’asile sans ciller aux trafiquants de drogue et de chair humaine font les sourds et les aveugles lorsque leurs propres élus militent en faveur de Julian.
La mémoire médiatique n’est pas plus longue qu’une pub aux heures de grande écoute. On a déjà oublié les prédécesseurs d’Assange, ces figures historiques d’opposition à l’Empire étasunien détruites par leur cavale même. Le génial poète Ezra Pound réfugié en Italie et devenu propagandiste mussolinien qu’on a fini par enfermer, à moitié fou, dans une cage de fer. Ou le plus grand joeur d’échecs de tous les temps, Bobby Fisher, poursuivi pour violation de l’embargo contre la Serbie en 1992, lorsqu’il rejoua sa fameuse partie de 1972 contre Spassky pour défier ce blocus inhumain2.
Personne ne résiste mentalement à de telles pressions. Assange semble, pour le moment, s’en tirer plutôt bien. Le geek survolté a pris une allure plus rentrée de philosophe grec ou d’anarchiste universitaire. Son intervention en duplex au World Ethical Data Forum de Barcelone entrera peut-être dans l’histoire. Ses préoccupations ont changé d’échelle — et son public aussi, mais en proportion inverse.
«Une vile poussière intelligente»
Quand il dénonçait les éternels mais si ordinaires dérapages du pouvoir, tous les journalistes du monde étaient suspendus à ses lèvres. Aujourd’hui, il expose des visions d’avenir terrifiantes pour l’espèce humaine en soi devant des audiences nettement plus restreintes3.
On y trouve pourtant des mises en garde de visionnaire. «Nous sommes la dernière génération d’hommes libres», avertit-il d’emblée — parce que «par l’idiotie des parents» qui les affichent sur les réseaux sociaux, les nouveaux humains sont répertoriés par les pouvoirs dès leur naissance (et l’on imagine sans peine les gadgets électroniques incontournables qu’on leur mettra dans les mains sitôt qu’elles auront la force de les tenir). Mais au fur et à mesure de l’entretien, les menaces se précisent. A cinq minutes de la fin de la transmission, Assange évoque le développement des nanotechnologies de surveillance et de contrôle. Il décrit des puces électroniques si infimes qu’elles pourront bientôt s’amalgamer à la peinture des murs et s’alimenter à la seule énergie des relais de téléphonie mobile.
«Il exagère!» diront les sceptiques et les autruches, tout en sachant que non pour peu qu’ils aient un peu de lectures. Le puçage humain nous pend au nez. L’intégration de tout notre environnement au «réseau» est bien le but de l’«Internet of Things», le maillage des objets interconnectés. Et à quoi travaillent tous ces labos de miniaturisation aux programmes opaques et aux budgets illimités? A de nouvelles prothèses bioniques? Allons donc! Il y en aura aussi, parmi d’autres choses…
«Il y a une vile poussière intelligente» partout autour de nous. Ce sont les derniers mots en liberté du grand témoin de notre temps. Ils ont une sonorité quasi démonologique. Ils donnent presque l’impression qu’une espèce étrangère et hostile œuvre à notre asservissement et à notre perte. La réalité est encore pire: cette espèce perverse… c’est nous!
Annexe: Les essaims tueurs
Toujours en avance sur son temps, le techno-romancier Michael Chrichton les avait décrits avec précision dans son roman La Proie: des millions de faux insectes capables de voler en formation, de se dissiper et se recompacter sous le pilotage d’une intelligence artificielle — prêts à des missions qui font froid dans le dos. Récemment, les réseaux étaient sous le choc d’une vidéo plus vraie que nature contrefaisant une pub pour des drones tueurs en essaim, frappant leurs cibles humaines (mais bien entendu «méchantes»!) infailliblement au milieu du front. La «poussière intelligente» dénoncée par Assange n’a rien d’invraisemblable…
A lire: Alc@tr@z numérique
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L’internet n’est peut-être pas une prison… Mais en avez-vous la clef?
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Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 149 du 07/10/2018.
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La bravade, chez les Latino-Américains, est une pose hautement prisée, mais généralement temporaire. ↩
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Fisher réussit à s’exfiltrer du Japon in extremis avant d’être livré et obtint avant de mourir la protection et le passeport de l’Islande, cet îlot plus couillu que bien des puissances nucléaires. ↩
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Qui d’autre que l’Antipresse, dans le domaine francophone, s’est-il donné la peine d’écouter et de traduire sa dernière intervention? ↩