Les espaces à reconquérir

par | 23.09.2018 | En accès libre, Reconquêtes, Slobodan Despot

Nous sommes surveillés, abreuvés, contrôlés, calibrés… Les outils technologiques dont nous dépendons tous donnent aux ingénieurs-dresseurs des possibilités de cerveaulavage inouïes. Mais peuvent-ils entièrement façonner notre espace intime, notre «sphère d’action» la plus concrète?

Quand le monde était jeune

Nous avons parfois de ces illuminations qui sont comme des rites de passage. Henry Miller connut la sienne en visitant le tombeau d’Agamemnon. Le récit qu’il en fait dans Le Colosse de Maroussi est inoubliable. La révélation est pour ainsi dire tactile. Penché sur de vieilles épées et des lambeaux de cuirasses, l’intellectuel new-yorkais découvre soudain ce qu’étaient dans leur chair ces héros que nous ne connaissons que par la littérature et l’histoire. La force, l’endurance, le courage qu’il fallait pour conquérir le monde en sandales, supporter ces lourdes armures et affronter ces lames sans merci. Et la souveraineté inaccessible de ces hommes en pleine possession de leur corps — et de pas grand-chose de plus.

«Je dis que le monde entier, s’ouvrant en éventail en tous sens à partir de ce lieu, a vécu jadis à un degré dont jamais personne n’a rêvé. Je dis que les dieux erraient en tous lieux: hommes par la substance et par la forme mais libres, libres comme l’électricité.»

Par cette expérience mystique comme par toute son œuvre à base d’érotisme, Miller remet foncièrement en cause la civilisation moderne, celle de l’hypersocialisation, de la dépendance et de la dépossession des corps. «Vous pouvez le prendre, votre monde fabriqué, et vous le mettre dans vos musées.» Monde fabriqué… l’autre nom du Gestell de Heidegger, de l’arraisonnement, de la mise à disposition de la nature entière, devenue simple matériau pour la construction d’un artefact de réalité par l’Ingénierie moderne. Et d’une humanité — ou d’un semblant d’humanité — suffisamment docile et calibrée pour entrer dans ses alvéoles.

Dans la lumière

J’avais ce livre initiatique dans ma poche lors de ma première visite en Grèce. Le souvenir de sa lecture se mêle d’impressions corporelles et ne fait qu’un avec elles. L’intensité du jour, l’odeur de myrte, la froideur bleue des eaux du Dodécanèse. Je me rapprochais de la transfiguration de Miller non par l’esprit, mais par l’être entier.

Peu de temps plus tard, je partis en Inde et je découvris une Italie d’Orient, démesurée, plus foutraque encore et infiniment plus mystique. Ce sous-continent d’un milliard d’âmes vibrait encore dans le dénuement total, et donc une totale liberté, face à son destin. Il remerciait Brahma et ses légions de tout ce qui lui arrivait, terrible ou bénéfique. Il sacrifiait des chèvres à Kali, déesse de la destruction nécessaire. Ma «révélation» fut bien moins dramatique que celle de Miller dans sa crypte. Et, surtout, je mis des années à la verbaliser.

J’avais acheté, à Calcutta, une noix de coco verte pour boire son lait. Le jeune vendeur de rue me la préparait avec une facilité sidérante, en la faisant tourner d’une main et la taillant de l’autre à l’aide d’une machette. J’eusse laissé au moins trois doigts si je m’y étais essayé, et je doute que quiconque chez nous puisse manier un couteau avec une telle adresse. En même temps, l’adolescent me parlait des études qu’il voulait entreprendre. Il manifestait un esprit entraîné, sinon cultivé. Pour le reste, il ne possédait que son tas de coco et son outil. On verrait bien… Je compris soudain que sur l’échelle de la liberté, il se situait à des étages au-dessus de moi, sans le savoir, sans même y penser.

J’ai rencontré dans ce pays des avocats capables de rester assis sur leurs talons, et qui n’avaient donc pas besoin de chaises, et des professeurs devenus sâdhus. («Ne soyez pas condescendant avec les mendiants, vous ne savez pas à qui vous avez affaire», m’avait-on recommandé.) J’ai rencontré dans ce mouroir pollué des êtres libres comme l’électricité que nous, en Europe, avons enterrés sous des couches de science, de management et d’érudition.

J’en suis revenu en me demandant s’il était encore possible de vivre comme un être libre et souverain et non comme un cerveau rêvant de liberté et de souveraineté.

Immédiatement

L’interconnexion envahissante via l’internet n’est que le point d’aboutissement d’un processus de nivellement entamé de longue date. S’y ajoute le dressage permanent de la société de consommation. Les dépendances accumulées à l’échelon individuel rendent obsolètes les aspirations idéologiques et collectives. A quoi bon revendiquer la souveraineté des nations quand l’expression même de ce projet dépend d’un opérateur californien? La reconquête au temps du Réseau total ne peut commencer qu’à l’échelle de l’individu, par la reprise en main de son propre corps physique et mental et de son environnement immédiat. Comme l’a écrit Miller lui-même:

«Quiconque prétend brûler de faire autre chose que ce qu’il fait, ou d’être ailleurs que là où il est, se ment à soi-même… Il est des êtres qui, lisant ces lignes, comprendront nécessairement que la seule chose à faire, c’est de transformer leurs désirs en actes, jusqu’au bout.»

  • Texte paru simultanément dans le Drone n° 37 et dans le n° 174 (octobre-novembre 2018) de la revue Éléments.

  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Reconquêtes» de l’Antipresse n° 147 du 23/09/2018.

On peut aussi lire…

This category can only be viewed by members. To view this category, sign up by purchasing Club-annuel, Nomade-annuel or Lecteur-annuel.

Au pays du soleil indolent, 5: l’Hyperoccident

Les observations et les souvenirs, visuels et sensoriels, se décantent et l’esprit s’interroge: quel est le secret de cet exotisme absolu doublé d’une complète familiarité que ressent le voyageur occidental au Japon? Comment ont-ils fait pour devenir aussi proches de nous tout en restant aussi éloignés?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Jacques Baud et la guerre de l’ombre

L’une des conséquences les plus absurdes des sanctions prononcées par l’UE contre Jacques Baud est que, résidant à Bruxelles, il ne peut plus visiter sa propre exposition en Suisse. Nous l’avons visitée, et nous recommandons à tous de faire le déplacement. Pas uniquement par solidarité!

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’ère Trump, ou la fin de la Modernité

Les événements de ces derniers jours nous enseignent que la frontière entre réalisme politique et dérangement mental est parfois flottante. Ce qui est établi, en tout cas, c’est que les Européens, à la différence des Américains, n’ont pas les moyens de leur folie.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Physiologie de la liberté

Notre corps, nous explique Diego Bischof, est cette réalité organique et sensorielle que toute loi humaine devrait reconnaître et respecter en premier lieu. Or notre époque d’hyperdomestication a décidé de passer outre cette ligne rouge. Les réglementations de vitesse aberrantes en sont une illustration.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Essayiste ou militante, il faut choisir

Nous sentons se refermer sur nous l’emprise d’un système de contrôle et de conditionnement sans précédent dans l’histoire humaine. En France, un ouvrage prometteur a entrepris de le dénoncer — mais a surtout illustré, comme souvent dans la production intellectuelle française, les œillères idéologiques de son auteur.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Rompre la spirale du chantage

À force de se rouler par terre et de supplier à genoux, la Suisse a finalement obtenu de Trump qu’il renonce à ses droits de douane à 39 % pour les ramener à 15 %. En contrepartie elle s’est pliée aux exigences américaines, exigences, a-t-on appris, au nombre de 29 (vingt-neuf). C’est ce que disent au moins les Américains.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Gifles, coups de lame et autres égratignures

Il y a quelques semaines, les médias en Suisse se faisaient l’écho d’une scène de la vie militaire dans ce pays: des militaires hommes avaient été frappés et giflés par leur supérieur hiérarchique, en l’occurrence une femme. En guise de sanction, la dame s’était vue retirer son «commandement», avant d’en obtenir un autre à un autre endroit. On l’avait donc déplacée.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’Antidote!

Chaque dimanche matin dans votre boîte mail, une dose d’air frais et de liberté d’esprit pour la semaine. Pourquoi ne pas vous abonner?

Nous soutenir