Nous sommes surveillés, abreuvés, contrôlés, calibrés… Les outils technologiques dont nous dépendons tous donnent aux ingénieurs-dresseurs des possibilités de cerveaulavage inouïes. Mais peuvent-ils entièrement façonner notre espace intime, notre «sphère d’action» la plus concrète?
Quand le monde était jeune
Nous avons parfois de ces illuminations qui sont comme des rites de passage. Henry Miller connut la sienne en visitant le tombeau d’Agamemnon. Le récit qu’il en fait dans Le Colosse de Maroussi est inoubliable. La révélation est pour ainsi dire tactile. Penché sur de vieilles épées et des lambeaux de cuirasses, l’intellectuel new-yorkais découvre soudain ce qu’étaient dans leur chair ces héros que nous ne connaissons que par la littérature et l’histoire. La force, l’endurance, le courage qu’il fallait pour conquérir le monde en sandales, supporter ces lourdes armures et affronter ces lames sans merci. Et la souveraineté inaccessible de ces hommes en pleine possession de leur corps — et de pas grand-chose de plus.
«Je dis que le monde entier, s’ouvrant en éventail en tous sens à partir de ce lieu, a vécu jadis à un degré dont jamais personne n’a rêvé. Je dis que les dieux erraient en tous lieux: hommes par la substance et par la forme mais libres, libres comme l’électricité.»
Par cette expérience mystique comme par toute son œuvre à base d’érotisme, Miller remet foncièrement en cause la civilisation moderne, celle de l’hypersocialisation, de la dépendance et de la dépossession des corps. «Vous pouvez le prendre, votre monde fabriqué, et vous le mettre dans vos musées.» Monde fabriqué… l’autre nom du Gestell de Heidegger, de l’arraisonnement, de la mise à disposition de la nature entière, devenue simple matériau pour la construction d’un artefact de réalité par l’Ingénierie moderne. Et d’une humanité — ou d’un semblant d’humanité — suffisamment docile et calibrée pour entrer dans ses alvéoles.
Dans la lumière
J’avais ce livre initiatique dans ma poche lors de ma première visite en Grèce. Le souvenir de sa lecture se mêle d’impressions corporelles et ne fait qu’un avec elles. L’intensité du jour, l’odeur de myrte, la froideur bleue des eaux du Dodécanèse. Je me rapprochais de la transfiguration de Miller non par l’esprit, mais par l’être entier.
Peu de temps plus tard, je partis en Inde et je découvris une Italie d’Orient, démesurée, plus foutraque encore et infiniment plus mystique. Ce sous-continent d’un milliard d’âmes vibrait encore dans le dénuement total, et donc une totale liberté, face à son destin. Il remerciait Brahma et ses légions de tout ce qui lui arrivait, terrible ou bénéfique. Il sacrifiait des chèvres à Kali, déesse de la destruction nécessaire. Ma «révélation» fut bien moins dramatique que celle de Miller dans sa crypte. Et, surtout, je mis des années à la verbaliser.
J’avais acheté, à Calcutta, une noix de coco verte pour boire son lait. Le jeune vendeur de rue me la préparait avec une facilité sidérante, en la faisant tourner d’une main et la taillant de l’autre à l’aide d’une machette. J’eusse laissé au moins trois doigts si je m’y étais essayé, et je doute que quiconque chez nous puisse manier un couteau avec une telle adresse. En même temps, l’adolescent me parlait des études qu’il voulait entreprendre. Il manifestait un esprit entraîné, sinon cultivé. Pour le reste, il ne possédait que son tas de coco et son outil. On verrait bien… Je compris soudain que sur l’échelle de la liberté, il se situait à des étages au-dessus de moi, sans le savoir, sans même y penser.
J’ai rencontré dans ce pays des avocats capables de rester assis sur leurs talons, et qui n’avaient donc pas besoin de chaises, et des professeurs devenus sâdhus. («Ne soyez pas condescendant avec les mendiants, vous ne savez pas à qui vous avez affaire», m’avait-on recommandé.) J’ai rencontré dans ce mouroir pollué des êtres libres comme l’électricité que nous, en Europe, avons enterrés sous des couches de science, de management et d’érudition.
J’en suis revenu en me demandant s’il était encore possible de vivre comme un être libre et souverain et non comme un cerveau rêvant de liberté et de souveraineté.
Immédiatement
L’interconnexion envahissante via l’internet n’est que le point d’aboutissement d’un processus de nivellement entamé de longue date. S’y ajoute le dressage permanent de la société de consommation. Les dépendances accumulées à l’échelon individuel rendent obsolètes les aspirations idéologiques et collectives. A quoi bon revendiquer la souveraineté des nations quand l’expression même de ce projet dépend d’un opérateur californien? La reconquête au temps du Réseau total ne peut commencer qu’à l’échelle de l’individu, par la reprise en main de son propre corps physique et mental et de son environnement immédiat. Comme l’a écrit Miller lui-même:
«Quiconque prétend brûler de faire autre chose que ce qu’il fait, ou d’être ailleurs que là où il est, se ment à soi-même… Il est des êtres qui, lisant ces lignes, comprendront nécessairement que la seule chose à faire, c’est de transformer leurs désirs en actes, jusqu’au bout.»
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Texte paru simultanément dans le Drone n° 37 et dans le n° 174 (octobre-novembre 2018) de la revue Éléments.
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Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Reconquêtes» de l’Antipresse n° 147 du 23/09/2018.