Je me suis souvent demandé ce qui, a notre époque, provoquait cette perte de sang, cette perte de sens. C’est comme une hémorragie qu’il est impossible d’arrêter. Par quelle plaie s’écoule le sens? Plus je m’interroge et plus je vois qu’il y a dans notre modernité quelque chose comme un découragement immense.
Le monde est devenu trop grand. Tant que je suis dans une enclave — dans un espace délimité — je peux en porter la responsabilité. Une famille. Un lieu de travail. Un groupe. Dans cet espace, je peux me mettre au service, m’engager tout naturellement. Mais lorsque cet espace se dilate et recouvre le monde entier, lorsque chaque jour se déversent dans mes yeux des tombereaux de désespoir, tous les désastres du monde entier, toutes les guerres et toute la violence de l’entière planète… alors quelque chose en moi se bloque. Devant le harcèlement ininterrompu d’une négativité tragique, une anesthésie me saisit.
Je ne puis plus affronter cette immensité de la souffrance, mon engagement se décourage. Il se passe quelque chose à notre époque qui n’a pas d’antécédent en un demi-million d’années d’évolution. Des réflexes aussi anciens que l’humanité et qui sont de deux ordres devant le danger: la fuite ou la solidarité, ne jouent plus.
— Christiane Singer, Où cours-tu? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi?