Saint-Maurice, à l’école des enfants terribles (Aveux publics, 6)

par | 18.08.2019 | En accès libre, Le bruit du temps, Slobodan Despot

L’individu commence à exister au moment où il dit «non». Un bon système d’éducation est celui qui lui donne la liberté et les moyens de dire non, y compris aux idées et aux principes qui l’encadrent. Les cinq années que j’ai passées à Saint-Maurice ont été la période de formation la plus intense de ma vie.

Saint-Maurice, le portail de la basilique avec les palmes des soldats-martyrs.

Saint-Maurice ne cède rien aux apparences. Elle repose depuis des siècles sur les piliers les plus austères: moines, escholiers et soldats. Trois institutions aujourd’hui reléguées en marge par l’obsession marchande, mais qui ont bâti l’Europe. La conversion de Saint-Maurice au tourisme serait aussi prometteuse que celle d’un centurion en poissonnier. Il est pourtant nécessaire de s’y rendre et de s’en imprégner. Car Saint-Maurice est la capitale du Valais mystique et bien plus: l’une des métropoles de la chrétienté. (Valais mystique)

Mon passage au collège-lycée de la Royale Abbaye de Saint-Maurice, en Valais, mériterait bien davantage que quelques notules. Un livre serait plus approprié. Mais j’aurais affaire à forte concurrence. En particulier, le saisissant roman de Jean Romain Les chevaux de la pluie, situé une demi-génération plus tôt, donne un aperçu de l’atmosphère si particulière qui habitait cette maison. Les «anciens» se reconnaissent et se saluent, porteurs d’une expérience qui leur laisse à vie un arrière-goût unique, le souvenir — peut-être — d’un bildungsroman vécu dans un vaisseau intemporel égaré dans la froideur moderne.

Moines, soldats et écoliers

Le monastère d’Agaune fut fondé en 515 par le roi burgonde Sigismond sur les lieux du martyre de Maurice et de ses compagnons de la légion thébaine, décimés pour n’avoir pas renié le Christ. Depuis quinze siècles, Saint-Maurice a toujours été un lieu de prière et d’enseignement. Au temps des guerres mondiales, il est aussi devenu un fort stratégique du «réduit alpin» helvétique.

J’ai consacré à ce défilé lugubre imprégné d’histoire et de grandeur deux chapitres de mon Valais mystique. L’un est une fable, la transposition du martyre des légionnaires au XXIe siècle: perspective de moins en moins invraisemblable, soit dit en passant. L’autre est une visite subjective des lieux. Et je continue de «tourner autour» comme certains de mes camarades qui y trouvent comme un rempart face à l’absurde d’une époque qui a perdu ses marques.

Nostalgie d’un ordre moral et religieux? Loin de là. Pour nos générations de la fin du XXe siècle, l’héritage catholique était bien plus un arrière-plan culturel, une tonalité de fond, qu’une idéologie imposée. La part des religieux dans le corps professoral régressait d’année en année, jusqu’à devenir insignifiante. Les chanoines à sautoir blanc y côtoyaient des anarchistes mécréants sans la moindre tension. Et les penseurs les plus libres n’étaient pas forcément vêtus de blue-jeans. L’habit, pour le coup, ne faisait vraiment pas le moine! Tel chanoine était un bon-vivant notoire et un érudit infaillible en matière de malvoisie. Tel autre, un organiste mondialement célèbre. L’abbé Salina de chaleureuse mémoire aimait partager sa passion du jazz — tout en ne cédant rien sur son credo. Le père Huber était un rabelaisien incarné, jusqu’à sa physionomie tirée d’une gravure médiévale avec l’imposant promontoire qui lui servait de nez. Je me rappelle moins ses cours d’histoire que ses leçons de scepticisme, ses provocations et ses traits d’esprit. Mais en définitive, c’est justement cela qui nous forme, non les connaissances factuelles qu’on peut ingurgiter partout! J’y reviendrai.

J’avais opté pour la branche scientifique, non seulement parce que les sciences m’intéressaient davantage, mais surtout pour ne pas avoir à me «farcir» le latin. Erreur capitale dont je me mords encore les doigts. Le très médiocre rattrapage à l’université, complété par des lectures d’autodidacte, n’a jamais permis de combler cette lacune. Dans ma génération encore, on trouvait quelques originaux capables de soutenir une conversation courante en latin. Le comble du dandysme! (Sans compter que — je le crois fermement — l’Union européenne n’aurait pu se construire par la culture, la conscience et le cœur que si elle avait adopté comme lingua franca la langue qui n’appartenait à aucune de ses nations mais qui les avait toutes éduquées: le latin.)

Malgré cette erreur d’aiguillage, j’ai bénéficié — comme je devais m’en rendre compte par la suite — d’une sérieuse éducation classique, sans doute plus sérieuse et plus humaine que celle de mes contemporains issus de lycées d’État ordinaires.

Changement d’esprit, changement d’époque

Anachronique école où l’on prétendait vous apprendre à penser par votre tête et où la manière dont on apprenait était plus importante que la matière apprise. Prendre des notes intelligemment, lever les contradictions, intégrer une idée dans son contexte historique et culturel, subordonner les émotions à la raison… Tout ce yoga mental était sous-entendu dans un enseignement qui, en façade, se voulait autoritaire et normatif. Le contraire de ce que j’allais découvrir ensuite dans les facultés de sciences humaines, où sous un constant ramage sur l’«esprit critique» et la «diversité», on n’attendait réellement des étudiants que de servir de caisses de résonance — avec à peine quelques modulations de forme — à la doctrine en place. Laquelle, du reste, variait considérablement au gré des modes intellectuelles. (Des modes tyranniques, comme on s’en rend compte ces dernières années avec l’idéologie du gender qui sera aussi déclassée demain que l’est aujourd’hui la doxa marxiste, démentie par la vie mais inattaquable dans les milieux académiques jusque dans les années 1990.)

J’ai passé ma maturité (baccalauréat) en 1986. Avec le recul des années, il me semble que ma génération, s’étendant jusqu’à celle de mon frère (4 à 5 ans plus jeune), aura été une volée-charnière, non tant dans le contenu de l’éducation qu’elle a reçue, que dans son esprit. Cette transition faisait écho, à deux siècles de distance, au passage de l’Ancien régime aux systèmes modernes. D’un principe autoritaire admettant une foison d’excentricités particulières à un principe de tolérance démocratique imposant de fait l’uniformisation des comportements et des idées.

Nous étions encore «pétris d’humanités» (au pluriel), une armure qui, une fois débarrassée des plumes et des rubans, se ramenait à ceci: l’humour faisait encore partie du bagage essentiel de l’honnête homme! Quelle que fût l’exigence de l’enseignement, on conservait toujours une légère distance ironique qui maintenait l’individu au centre de la chose (et non la technique, la démarche pédagogique, le plan de carrière ou la conformité morale). La relation humaine bilatérale, maître-élève, était essentielle, comme elle l’a du reste toujours été depuis la nuit des temps, que ce soit chez Confucius ou dans la paideia grecque.

Quelques figures de légende

C’est dire qu’une telle éducation reposait sur la personnalité du professeur autant que sur sa compétence et son savoir. Nous avions encore la chance de connaître — et parfois de subir — de véritables «tronches» dont les failles mêmes contribuaient à la formation de notre caractère. Je profite de cette évocation pour les citer avec amour et respect. A tout seigneur tout honneur, le collège était administré d’une main de velours dans un gant d’acier, le chanoine Claude Martin dont la froide inflexibilité cachait une psychologie fine, un grand sens diplomatique et humain et une véritable mansuétude. A ses côtés, le prorecteur Henri Pellissier, dit «Ibidi», d’allure carrément effrayante avec sa soutane de corbeau et ses sourcils hérissés, et qui était la meilleure pâte qu’on puisse imaginer. Sa posture bougonne n’impressionnait que les «bleus». Il avait le fond si bonasse qu’on pouvait justifier ses journées buissonnières en inscrivant «morsure de vipère» dans son carnet d’absences…

Au sommet de l’échelle des terreurs figurait mon cher professeur de philo, Patrick Progin. M. Progin était procrastineur, arbitraire et dogmatique. Il mettait des six ou neuf mois pour corriger des examens — lorsqu’il ne les avait pas égarés —, «saquait» des classes entières avec des notes à l’emporte-pièce et ne jurait que par Thomas d’Aquin. Avec mon camarade matheux Fred Pont — futur astrophysicien —, nous lui menions une guérilla permanente. J’ai passé une bonne partie de ses cours à l’«aquarium», la geôle publique des expulsés de classe. Nous avons même monté extra muros une conférence burlesque sur «le thomisme chez Aristote» pour persifler son dada. En dépit de tout cela, il m’a donné la meilleure note à l’examen de maturité, considérant sans doute que l’esprit d’opposition était un bon début de pensée philosophique. Fair play! Et bien plus stimulant en la matière qu’un prof «impartial» et plan-plan. Pour le contester, il m’avait fallu lire bien plus que ce qui nous était demandé…

La place fait défaut pour évoquer autrement que par leur nom tous ces MM. Berguerand, Schafer, Richardson, Evéquoz, Martin (l’«autre», le chimiste), Galliker, Burgy, qui tous m’ont marqué par la présence et l’originalité de leurs personnes. L’un d’entre eux, cependant, a eu une influence déterminante sur ma vie. Étienne Anex, mon professeur de français — et neveu du grand critique George Anex —, me fit la suggestion fatidique d’aller voir du côté des éditions l’Age d’Homme s’il n’y avait pas du travail pour moi. Étienne passait pour un véritable épouvantail au collège, il ne tolérait pas la langue ni la pensée relâchée, traitait les élèves a priori (et avec raison) comme des barbares à dégrossir et avait pour la littérature un respect fanatique. Il était un libéral de l’ancien temps, fondamentalement anarchiste et conservateur. Il ne s’offusquait d’aucune opinion contraire mais ne s’inclinait devant personne et se moquait bien mal de la bien-pensance et du misérabilisme. Il aimait choquer les saintes-nitouches avec sa sempiternelle devise: «mieux vaux être riche et en bonne santé que pauvre et malade». Il m’a traité comme un bourrin, mais m’a aussi fait passer des oraux au café «chez Babar» autour d’un pichet de blanc. Nous avions plus pressant que d’évaluer mes connaissances: un monde à refaire!

L’humour, le goût raffiné et le bon sens d’Étienne Anex ne sont pas des trésors qu’on laisse échapper. Nous sommes restés amis jusqu’à ce jour, opposant un bras d’honneur commun à l’idiotie des cuistres et des béotiens.

Coda

L’individu commence à exister au moment où il dit «non». Un bon système d’éducation est celui qui lui donne la liberté et les moyens de dire non, y compris aux idées et aux principes qui l’encadrent. Les cinq années que j’ai passées à Saint-Maurice ont été la période de formation la plus intense de ma vie. J’y suis entré à reculons, contre mon gré, et n’y suis resté que grâce à l’habileté du recteur Martin et de mes parents. Je m’y suis battu et confronté, comme beaucoup de mes condisciples, souvent les plus intéressants. J’y ai contesté bille en tête la doctrine catholique. Mais je n’y ai jamais ressenti le poids de la censure et du conformisme intellectuel que j’ai rencontré par la suite dans le milieu académique et «culturel».

Le Saint-Maurice que j’ai connu n’était pas une antichambre des fabriques du consentement, mais une forge à caractères, pour qui avait un caractère à forger. Le lycée est aujourd’hui dirigé par mon camarade d’études le chanoine Alexandre Ineichen. Puisse-t-il continuer à former des enfants terribles, et pas seulement des rouages du système!

  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 194 du 18/08/2019.

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