La nature est toujours là, pourtant. Elle oppose ses ciels calmes et ses raisons à la folie des hommes. Jusqu’a ce que l’atome prenne feu lui aussi et que l’histoire s’achève dans le triomphe de la raison et l’agonie de l’espèce. Mais les Grecs n’ont jamais dit que la limite ne pouvait être franchie. Ils ont dit qu’elle existait et que celui-là était frappé sans merci qui osait la dépasser. Rien dans l’histoire d’aujourd’hui ne peut les contredire. L’esprit historique et l’artiste veulent tous deux refaire le monde. Mais l’artiste, par une obligation de sa nature, connaît ses limites que l’esprit historique méconnaît. C’est pourquoi la fin de ce dernier est la tyrannie tandis que la passion du premier est la liberté. Tous ceux qui aujourd’hui luttent pour la liberté combattent en dernier lieu pour la beauté. Bien entendu, il ne s’agit pas de défendre la beauté pour elle-même. La beauté ne peut se passer de l’homme et nous ne donnerons à notre temps sa grandeur et sa sérénité qu’en le suivant dans son malheur. Plus jamais nous ne serons des solitaires. Mais il est non moins vrai que l’homme ne peut se passer de la beauté et c’est ce que notre époque fait mine de vouloir ignorer. Elle se raidit pour atteindre l’absolu et l’empire, elle veut transfigurer le monde avant de l’avoir épuisé, l’ordonner avant de l’avoir compris. Quoi qu’elle en dise, elle déserte ce monde.
— Albert Camus, L’exil d’Hélène dans l’Eté (1948).