Si seulement nous étions là (1)

par | 22.09.2019 | En accès libre, Le bruit du temps, Slobodan Despot

Deux titans de la culture et du journalisme s’assemblent devant un ministère, dans un pays démocratique, afin de réclamer justice pour le plus illustre lanceur d’alerte de notre temps jeté dans un véritable cachot. Ils s’assemblent, chantent et dénoncent et… tout le monde s’en détourne. Que nous dit-elle d’essentiel, cette indifférence composée?

Roger Waters est une légende, non seulement du rock, mais de la culture moderne dans son ensemble. C’est aussi un homme, comme on disait jadis, «très engagé» et très à gauche. Le groupe qu’il a cofondé, puis quitté, Pink Floyd, restera dans l’histoire comme un OVNI musical, tant par son inventivité que par la quantité des albums vendus. Le 2 septembre dernier, Roger Waters est allé à Londres, devant le Home Office (ministère de l’Intérieur), chanter pour la libération de Julian Assange(1). Pour dénoncer le traitement inhumain réservé au plus célèbre prisonnier politique de la planète, la légende du rock a été rejointe par la légende du journalisme de guerre, John Pilger, l’homme qui, depuis le Vietnam et Quiet Mutiny, a constitué à lui seul une encyclopédie des crimes de guerre et des pillages initiés par l’empire anglo-saxon.(2)

Comme l’a observé un internaute, «Si Roger Waters avait déballé sa guitare et s’était mis à chanter à n’importe quel coin de rue de la planète, on en aurait parlé comme d’un événement culturel majeur dans tous les médias mainstream». En a-t-on parlé? Non. De tous les médias «mainstream», seule la RTBF (!) en a rendu compte, les organes russes, équatoriens ou turcs qui l’ont couvert ne comptant pas, bien entendu, au rang des sources civilisées.

La BBC, première concernée, et qui fut en première ligne durant la traque à l’Assange, a brillé par son silence. L’indice premier du basculement d’une rédaction en organe de propagande ne tient pas dans les non-faits qu’elle publie, mais dans les faits qu’elle ne publie pas. Ainsi l’inénarrable Temps helvétique, qui avant de promouvoir en une les faux éborgnés de Hong Kong a pris soin de ne pas exhiber les vrais éborgnés de Paris.(3) Comment escamoter l’éléphant au milieu de la pièce constitue l’épreuve d’admission des cadres du cerveaulavage.

La simple réunion de telles personnalités dans une rue de Londres constituait un fait digne, à tout le moins, de mention. Les cerveaulaveurs ont consciencieusement noyé la news. Mais aussi, comment relayer une seule phrase de ce qui s’y est dit sans se mettre soi-même sur la sellette?

La mise en garde qu’il fallait absolument étouffer

Pilger venait de rendre visite à Assange dans la prison de Belmarsh en compagnie de Gabriel, le frère du détenu. Il était horrifié par le traitement réservé à cet homme par un système prétendu démocratique. Le comportement du gouvernement britannique à l’égard de Julian Assange, a-t-il déclaré, était une «profanation de la notion même de droits de l’homme», et correspondait à «la manière dont les dictatures traitent leurs prisonniers politiques». Pourquoi cette persécution? «Pour une seule raison: il est un diseur de vérité. Son cas est un avertissement à tout journaliste, tout éditeur — le genre d’avertissement qui ne devrait pas avoir sa place dans une démocratie.» Le seul message que le prisonnier, privé de contact avec le monde extérieur et même avec ses avocats américains, lui a demandé de transmettre, est celui-ci:

«Il ne s’agit pas de moi. C’est bien plus vaste: c’est nous tous. Ce sont tous les journalistes et tous les éditeurs qui font leur travail qui sont en danger.»

Pilger précise que le même sort menace désormais tous les relais des révélations de Wikileaks, jusque dans les médias les plus conformes. Il ajoute que jamais au cours de sa vie il n’a été témoin d’une telle agression contre «notre liberté essentielle de publier et de savoir. Le message est clair et net: “Faites attention, ou vous finirez vous aussi dans un cul de basse-fosse américain”.» Sans distinction de lieux ni de passeports, puisque Assange, comme Pilger, est citoyen australien et que son organisation, Wikileaks, n’est nullement américaine. Sans considération des lois de la profession puisque «dix-sept des dix-huit chefs d’accusation soulevés contre Julian font partie du travail de routine d’un journaliste d’investigation», tandis que le dix-huitième — «hacking» — ne le concerne même pas personnellement.

Étrangers à notre propre destin

Je retrouve, en réécoutant les mots graves et courroucés de Pilger, un autre grand défenseur de la dignité humaine et animale dont j’ai eu la chance d’être le collaborateur: Franz Weber. Qui lui ressemblait d’ailleurs physiquement avec sa crinière de lion. Et je le revois aussi, dans des conditions moins dramatiques, mais pour des causes tout aussi fondamentales, fulminer dans le vide. Non le vide humain — les gens se rassemblaient et le suivaient toujours —, mais le vide médiatique et politique. Entre ses campagnes retentissantes des années 1970 contre le massacre des bébés phoques ou la dévastation des grands sites archéologiques, et les mobilisations quasi confidentielles des années 1990-2000, quelque chose s’était cassé. Il me le confirmait lui-même: il y avait le vieillissement et la fatigue des personnes, certes — mais aussi et surtout l’absence de relève et l’absence d’écho. Les deux absences étant, bien entendu, liées.

Nous sommes entrés dans une ère de l’absence à soi. Ce qui relevait jadis de la conscience universelle s’est fragmenté en une poussière de convictions privées. Quand toutes les causes se valent, ne restent sur le devant de la scène que celles qui vous rapprochent du pouvoir. Celles qui ne lui conviennent pas vous relèguent dans les culs de basse-fosse, même lorsque vous vous appelez Waters et Pilger.

Je m’en suis voulu de ne pas m’être précipité à Londres dès que j’ai vu l’annonce du rassemblement sur le site de Roger Waters. J’ai agi moi-même comme si son agitation ne me concernait pas. Enfin, pas prioritairement. J’ai été moi-même victime de l’absence à soi, alors que je me savais, en tant qu’éditeur de Unabomber(4), d’Elsässer ou de l’Antipresse, plus concerné par le sort d’Assange que, au hasard, le poudré petit marquis rédenchef du Temps mangeant dans la main de la grande finance.

Encore que…

Encore que… La lugubre mise en garde relayée par Pilger, ce n’est pas seulement par devoir d’ignorance qu’ils n’ont pas voulu la relayer. C’est aussi, en premier lieu, pour ne pas devoir l’entendre, avec l’examen de conscience qu’elle impose. Comme dans la fameuse citation du pasteur Niemöller: «Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. [Etc.] Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester.» Je les sens d’ici frémir, tous ces êtres frêles: frêles de leur dépendance économique, frêles de leur manque de vrai savoir et de réelle maîtrise d’un métier, frêles de leurs compromissions, frêles de l’absence de tout avenir fiable qu’instaure ce culte de l’innovation permanente qu’ils ont les premiers contribué à instituer. Frémir et, serrant tant bien que mal leur sphincter dilaté, reléguer aux oubliettes cet encombrant Assange qu’ils ont, un court instant, eu l’imprudence de proclamer saint patron des lanceurs d’alerte.

Mais on peut appliquer à ces événements une lecture plus fraîche et peut-être plus profonde que la vieille dialectique expression/répression. C’est ici que s’arrête la harangue et que commence la chanson. Car le vrai héros de cette histoire, ce n’est ni Assange, ni Pilger, ni Waters. C’est la chanson que Waters a chantée: Wish you were here. «Si seulement tu (vous) étais (étiez) là». A qui s’adressait-elle en réalité? On le verra dans le prochain épisode.

NOTES
  1. Le premier compte rendu francophone de cet événement est paru sur le remuant blog de La Thalamège. J’y ai puisé nombre d’informations pour cet article.
  2. Il est significatif de relever que la page Wikipedia francophone consacrée à John Pilger se consacre essentiellement à décrédibiliser son travail, sans mentionner l’importance historique de ses reportages sur le Vietnam, les aborigènes australiens, le Cambodge ou le Timor, ni s’attarder sur les prix prestigieux qu’il a récoltés au cours de sa longue carrière.
  3. Le Temps pourrait servir, dans notre province francophone, d’unité de mesure de la disgrâce journalistique. Selon la formule d’Audiard: «Si la connerie se mesurait, il servirait de mètre étalon, il serait à Sèvres».
  4. Actuellement en rupture de stock, cet ouvrage sera de nouveau disponible d’ici la fin de l’année. Pour information.

  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 199 du 22/09/2019.

On peut aussi lire…

This category can only be viewed by members. To view this category, sign up by purchasing Club-annuel, Nomade-annuel or Lecteur-annuel.

Un diplomate qui n’a pas sa langue dans la poche

Jack F. Matlock Junior aura bientôt 95 ans. Vétéran de la diplomatie étatsunienne, il a servi son pays sur le front de la Guerre froide et assisté en direct à la débâcle de l’URSS alors qu’il était ambassadeur en poste à Moscou de 1987 à 1991. Il nous a laissé quelques témoignages éloquents et quelques réflexions sardoniques sur l’après-guerre froide et les énormes erreurs géopolitiques de son pays.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

La guerre France-Russie est-elle déclarée?

La présidence et les élites dirigeantes françaises n’ont plus que la guerre à la bouche. Toute cette rhétorique n’est-elle qu’une éruption de rage impuissante, ou a-t-elle une fonction performative? En d’autres termes, cette cataracte verbale va-t-elle finir par créer la réalité qu’elle invoque sans relâche?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

La dictature comme «pure puissance»

Que signifie le retour de la conscription et de la rhétorique nationale dans un pays qui les avait toutes deux abolies? Est-ce la même France que celle de 1914? Pour le comprendre, le plus sûr est encore de se demander: où est l’ennemi?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Détruire pour détruire

La France avait commencé par livrer en Ukraine quelques armes antichars, elle a fini par envoyer des missiles de croisière et promettre des troupes que l’Ukraine n’a même pas réclamées. Le chef de l’armée britannique rempile comme conseiller militaire à Kiev. L’Allemagne avec ses généraux comploteurs planifie la destruction de cibles civiles russes. En un mot: les Européens s’emploient à provoquer une guerre qu’ils n’ont pas les moyens de mener. D’où leur vient cette passion suicidaire?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

La dissidence militaire allemande

Au milieu de la débâcle des généraux de plateau des médias mainstream — parmi lesquels le nom de Yakovleff conservera pour l’histoire une place éminente — des officiers supérieurs et généraux ont tenté et s’efforcent encore de redonner un peu de hauteur et d’intelligence à un débat public où la vérité agonise chaque jour sous les coups de la propagande, mélange peu subtil de bassesse, de malhonnêteté et de bêtise crasse.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Une passion qui s’avance masquée

La guerre, montée sur son cheval rouge, est le deuxième fléau de l’Apocalypse. C’est, dit-on, la pire des calamités qu’il faut éviter à tout prix. Vraiment? N’y a-t-il pas des cas où la guerre est envisagée comme une solution opportune, une issue désirable, voire une volupté?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Pologne, entre rébellion et servitude (2)

Dans la suite de ses entretiens avec Alexandra Klucznik-Schaller, Mateusz Piskorski élargit les perspectives sur le gouvernement de surveillance totale instauré pendant le Covid, les conditions de la liberté, la nature de l’empire américain — mais aussi sur la manière dont toutes ces agressions du pouvoir font naître, en Pologne comme ailleurs, une contre-société. AKS: Dans la première partie de l’entretien, nous sommes revenus sur votre parcours et le coup d’arrêt qui a été porté à votre carrière politique en 2016, année durant laquelle l’OTAN installait ses bases militaires en Pologne. Vous avez été libéré le 16 mai 2019, six mois avant la pandémie. Pour éviter les contaminations, à l’Ouest on fermait les bistrots; en Pologne, le Premier ministre Morawiecki interdisait de se rendre au cimetière. Quelles observations pouvez-vous partager avec nous à ce sujet? MP: Ce qui est arrivé aux gens pendant cette période devra encore être étudié. J’aimerais me […]

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Le grand carnaval

Nous venions de passer le mardi gras lorsque l’on apprenait la mort du prisonnier Navalny. Huit jours plus tard survenait le deuxième anniversaire de l’opération militaire spéciale russe en Ukraine. De quoi entretenir la farandole carnavalesque jusqu’à Pâques et au-delà.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’effondrement (3)

Ce qu’il y a d’intéressant dans le développement actuel, c’est la symétrie observable entre politique intérieure et extérieure. Les deux vont de pair. D’un côté, un bellicisme virant de plus en plus à l’hystérie, de l’autre une accélération de la dérive autocratique.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’école des terroristes: les prémices de la Révolution russe

La révolution d’Octobre en Russie fit officiellement basculer le monde dans l’ère totalitaire. Elle fut précédée d’une intense lutte politique, sociale et idéologique dont le terrorisme fut l’un des fers de lance. Un «témoin de l’histoire», imaginé par un romancier russe, a livré la psychologie des jeunes militants qui se sacrifièrent pour l’instauration d’un rêve de liberté qui finit en cauchemar. Est-ce un hasard si le roman portait en sous-titre «le livre des fins»?

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Pologne, entre rébellion et servitude

S’il existe encore de vraies figures de dissidents en Europe, Mateusz Piskorski en fait indubitablement partie. Ce professeur et homme politique polonais a payé ses convictions par la prison dans la Pologne dite démocratique. Dans cet entretien réalisé par Alexandra Klucznik-Schaller voici quelques semaines, il livre un regard franc et décentré sur la Pologne, la démocratie moderne, la Russie et l’empire anglo-saxon — et, par-dessus tout, sur cette servitude volontaire qui caractérise les élites européennes au XXIe siècle.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’Antidote!

Chaque dimanche matin dans votre boîte mail, une dose d’air frais et de liberté d’esprit pour la semaine. Pourquoi ne pas vous abonner?

Nous soutenir