Nous reprenons ici l’intervention de Slobodan Despot au colloque «Nationalismes et religions dans les Balkans occidentaux» de la Fondation Robert-Schuman (tenu le 15 janvier 2007) en corrigeant les coquilles et contresens figurant dans les actes publiés du colloque. Il est vrai qu’il s’agit de la transcription d’une intervention orale, improvisée, partant d’une observation de Ludwig Wittgenstein. Il peut être utile de se rappeler le précédent balkanique à la lumière de la crise plus récente entre le bloc atlantique et la Russie autour de l’Ukraine et de la Crimée.
De l’usage colonial des conflits ethno-religieux
Je n’entends pas ici entrer, de nouveau, dans le jeu du chien et du chat ex-yougoslaves, à savoir «ce n’est pas moi, c’est l’autre». C’est un jeu assez stérile, mais qui a été commode, notamment à l’étranger, pour réduire cette affaire a une sorte de macédoine, de maelstrom, de massacre mutuel, ou celui qui prononce le mot massacre, maelstrom, macédoine, est en même temps celui qui juge autrui comme un sauvage.
L’approche des conflits balkaniques est marquée, pour une partie, par ce que Samuel Huntington appelle «le choc des civilisations». II y a quelque chose là-bas que l’on ne comprend pas et que l’on trouve conflictuel avec soi-même, tout en reconnaissant, par ailleurs, que ces gens-là sont comme nous. Ainsi, M. Froment-Meurice a eu raison de préciser que, en effet, ces régions font non seulement partie de l’Europe, mais elles sont probablement plus proches de l’épicentre de la civilisation européenne, de la Grèce, que ces régions franques, pictes ou wisigothes, que sont la France, l’Espagne ou la Grande-Bretagne.
Historiquement, ce n’est pas l’Union européenne qui apporte la civilisation dans les Balkans: ce sont les Balkans qui l’apportent à l’Union européenne.
Si nous prenons ce point de vue, il est intéressant de l’intégrer dans les facteurs nationaux et religieux, c’est-à-dire idéologiques, dans la mesure où nous acceptons cette partie de la religion qu’est la recherche personnelle d’une révélation et d’un salut. Ainsi, si nous acceptons l’aspect personnel, individuel et mystérieux de ce qu’est la religion chez chacun, nous pouvons parfaitement réduire — et la sociologie le fait très bien — une religion a une détermination et a une vision du monde idéologique: «voilà le monde, il est comme cela».
La religion donne, a priori, une idée du monde, qui se retrouve dans la vision que nous avons des Balkans. Nous voyons dans cette région une part de civilisation, de formidables écrivains, de la poésie, de l’art et, en même temps, une part de barbarie lorsque ces régions entrent dans la sphère politique.
On trouve dans les Remarques sur le «Rameau d’Or» de Frazer de Ludwig Wittgenstein une observation extrêmement éclairante. Frazer est cet Anglais incroyable qui a compilé dans son ouvrage le Rameau d’Or l’ensemble des rites et des coutumes des peuplades encore soumises à la superstition religieuse en son temps, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle. Par ce travail, les Anglais ont estimé faire une grande œuvre de civilisation, en montrant comment toutes ces peuplades étaient percluses de croyances absolument aberrantes avant d’accéder à la civilisation.
Wittgenstein dit ceci sur la méthode de Frazer: «La manière dont Frazer expose les conceptions magiques et religieuses des hommes n’est pas satisfaisante. Elle fait apparaître ces conceptions comme des erreurs. L’idée même de vouloir expliquer un usage me semble un échec. Tout ce que Frazer fait consiste a le rendre vraisemblable pour des hommes qui pensent de façon semblable a lui. II est très remarquable que tous ces usages soient, au bout du compte, présentés pour ainsi dire comme des stupidités, mais jamais il ne devient vraisemblable que les hommes fassent tout cela par pure stupidité».
C’est exactement le problème que nous avons lorsque nous considérons les Balkaniques. S’ils se comportent vraiment de la manière dont les médias et l’opinion commune en Occident les présentent, ils ne peuvent pas avoir fait Le Pont sur la Drina ou les films de Kusturica; ils ne peuvent pas avoir produit une grande littérature; ils ne peuvent pas avoir été conformes à ce que les essayistes français avaient présenté avant que ne surviennent ces conflits. II y avait une appréciation positive de ces gens et de leurs civilisations dans l’Europe des Nations.
Si, aujourd’hui, nous avons tellement de démêlés avec le nationalisme balkanique, c’est aussi parce que ces identités, ces ferments d’identités nationales, sont en très grande partie une exportation française.
Par exemple, l’identité serbe est façonnée d’une manière très originale par un amalgame entre conscience ethnique et conscience religieuse. Cette identité n’entre pas dans la «serbité» ou la «serbitude» que les Français et leurs médiateurs dans les Balkans ont contribué à façonner.
Nous avons imputé les projets d’expansion serbe a un document du XIXe siècle, qui s’appelle le Načertanije («Natchertaniyé»: le Projet), qui est en quelque sorte la feuille de route de la grande Serbie. Cette feuille de route a essentiellement été rédigée par un tchèque, František Zach, en collaboration avec l’émigration nationaliste polonaise, dont le Comte Czartorisky qui était a Paris et, évidemment, avec l’approbation entière de la France, pour des raisons qui étaient les siennes à l’époque.
Le parti radical de l’époque, qui a gouverné la Serbie sous la dynastie des Karadjordjevic, a été créé littéralement par décalcomanie sur le parti radical-socialiste français. Ainsi, il y a dans la manière dont l’Europe règle aujourd’hui ses comptes avec le nationalisme balkanique une sorte de règlement de compte avec soi-même, ou avec ses enfants. La notion d’enfant me semble justement quelque peu problématique. En effet, les peuples balkaniques ne sont pas les enfants des Français, des Allemands ou d’autres: ils sont les enfants de leurs pères; ils sont les enfants de nations, de communautés, qui ont eu une histoire à part, radicalement différente des autres et qu’il est difficile aujourd’hui d’intégrer dans une vision du monde pour un Européen de l’Ouest.
Deux illustrations récentes de cette manière inéquitable de regarder ces populations peuvent être données à titre d’exemples. En premier lieu, la dislocation de la Yougoslavie. Suite aux événements de 1991, deux Républiques proclament leur sécession et la Yougoslavie titiste héritée de la Yougoslavie du Roi Alexandre — donc de l’État créé par Versailles, disparaît de fait. Au moment où cela se passe, ces sécessions sont reconnues avec une hâte inédite, et que l’on n’a d’ailleurs plus revue depuis.
L’État yougoslave, avec sa Constitution certes titiste, mais qui était internationalement reconnue jusque-là, avait une procédure constitutionnelle compliquée, mais qui permettait cependant le détachement ou la sécession de Républiques sur un mode conventionnel, c’est-à-dire de consensus. Le système était compliqué, inefficace, mais il s’agissait tout de marine d’une Constitution.
Personne n’a invoqué l’application de cette Constitution. II y a eu des «protecteurs» qui se sont rassemblés pour défendre les intérêts des uns ou des autres. Ainsi a-t-on nommé une commission d’arbitrage, la Commission Badinter qui, pour la première fois dans l’histoire des relations diplomatiques, a donné la préséance à une sécession sur l’État existant. On n’a plus jamais fait cela.
Vous imaginez aisément le désordre que cela aurait créé avec les Basques par exemple, les Abkhazes, les Ossètes ou les Kurdes. Nous avons estimé que les Yougoslaves étaient des enfants a qui l’on a prêté un certain temps une Constitution démocratique ou pseudo-démocratique, chez qui on a toléré un régime sanguinaire sans jamais rien lui reprocher, d’ailleurs — je parle de ces répressions titistes. Lorsque le régime titiste s’est essoufflé, on a repris les acquis démocratiques ou pseudo-démocratiques et on s’est mêlé, de l’extérieur, de résoudre le sort de ces gens.
L’autre exemple concerne M. Izetbegović, qui est un cas isolé dans la société bosniaque d’avant ce conflit. En effet, il peut paraître curieux qu’un cas isolé, qui était extrêmement solitaire dans son milieu, le milieu musulman bosniaque qui est plutôt caractérisé par un islam débonnaire, devienne Président.
Des études extrêmement sérieuses a ce sujet montrent qu’il y a eu des pressions extérieures pour que cette tendance fondamentaliste arrive au pouvoir en Bosnie au détriment de la tendance affairiste et plutôt proyougoslave d’un certain Fikret Abdić, qui a été écarté. Ceci a été documenté dans un livre de Jürgen Elsässer intitule Comment le Djihad est arrivé en Europe: les États-Unis ont transplanté les combattants antisoviétiques qui agissaient en Afghanistan et qui étaient dirigés par M. Oussama Ben Laden en Bosnie, avec livraison d’armes et importation massive de moudjahiddin. Ce n’était certainement pas pour susciter le dialogue et la paix entre ces nations, mais plutôt pour pouvoir dire: regardez comment ils sont.
Je le répète: sans la prise en compte de la désinvolture des interventions extérieures dans les affaires des Balkans, it n’y a pas de paix possible dans cette région et nous pourrons à l’infini continuer d’inviter des orateurs qui vont parler de leurs conflits mutuels, de leurs différences, de leurs culpabilités multiples et continuer de façonner cette région avec une arrogance que l’on n’ose plus se permettre en Afrique parce que l’on y a le complexe de l’homme blanc, contrairement aux Balkans.
Pour conclure, voici un dernier exemple. En 1991, j’avais écrit au directeur du Monde pour lui signaler une erreur de fait patente dans un article. Le Directeur du Monde de l’époque m’a envoyé en guise de réponse, et sans autre commentaire, une caricature de Plantu montrant des gens dans des tenues balkaniques qui font la ronde des persécutions mutuelles. L’un tient le pistolet sur la tempe, d’un autre qui est en train d’égorger un troisième en disant «t’as tué ma mère, t’as tué mon frère» et il y avait juste un petit mot voulant dire: «on vous connaît».
Non, nous ne connaissons pas les Balkans, et c’est pour cela que leur ronde est condamnée à se poursuivre.
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Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Désinvité» de l’Antipresse n° 170 du 03/03/2019.