Un lieu où l’époque s’écrit

par | 29.09.2019 | En accès libre, Le bruit du temps, Slobodan Despot

Comment en sommes-nous arrivés à être ce que nous sommes aujourd’hui? Après 200 semaines sans pause, je me pose la question au travers d’une petite rétro-intro-spective.

«Les hommes ne sont jamais aussi éveillés au bien dans le monde que lorsqu’ils sont furieusement éveillés au mal dans le monde.» — G. K. Chesterton

La presse ne m’intéresse pas

Je n’ai jamais eu de téléviseur chez moi. Je ne lis les gazettes que par devoir professionnel et les deux seuls périodiques dont j’aie été un abonné fidèle étaient l’Amuseur de Politika serbe (Politikin Zabavnik, hebdomadaire fourre-tout pour l’enfance et la jeunesse, voir le chapitre 5 de mes Aveux publics) et le Vanity Fair original, flashy-dandy-trendy, bref new-yorkais. Je ne connais de plus irritant cerveaulavage que les «infos» tournant en boucle sur France-Info ou Euronews. Je prends les nouvelles — comme on prend le frais ou l’apéritif, dans la syntaxe surannée des romans de Simenon — sur l’internet et dans les journaux gratuits qu’on laisse traîner à mon intention sur les banquettes des trains, et je forme ma vision du monde en rencontrant des gens et en lisant des livres. Je ne pense pas par concepts, je rumine plutôt, en marchant, en faisant la cuisine ou retravaillant des photos.

Je suis un visuel. Si je m’étais écouté à l’époque où j’ai tenté de devenir cinéaste, j’aurais fait de la photographie une profession. J’ai bien fait de ne pas m’écouter, car cela m’eût sans doute dégoûté de ce bel art. Je persévère néanmoins, depuis l’âge de dix-sept ans, à chroniquer ma vie par des images, que je publie parfois avec des légendes sous la rubrique «Photobiographie», ici ou dans Eléments.

Pas «contre»: ailleurs!

Tout ceci pour justifier mon étonnement lorsque, me retournant sur ma vie, je vois que j’ai toujours frôlé le journalisme. Quand je dis journalisme, je ne parle pas d’un registre professionnel, mais d’une vocation. Je pense à la «forme longue», aux «choses vues» (© Victor Hugo) au «témoignage humain» illustré par les Albert Londres, Malaparte, Kessel, Jean Cau ou V. S. Naipaul. Il va de soi que l’Antipresse a été créée en hommage à cette grande lignée et non pour «contrer» les partis pris des «médias de grand chemin». Tout exercice de «contre-…» ou de «ré-…» consiste à se définir par rapport à ce qu’on conteste. Le ciel nous en préserve! C’est pourquoi je ressasse toujours que nous ne sommes pas un organe de «réinformation». Nous ne sommes pas contre, mais en face, voire tout à fait ailleurs. Si nous versons dans la «réinformation», c’est comme une montre à l’arrêt: deux fois par jour, forcément, elle donne l’heure juste.

Je ne reviendrai pas sur les circonstances et les motifs de la création de l’Antipresse, on les trouve sur notre site. Je rappellerai quand même qu’entre les deux cofondateurs — Jean-François Fournier et moi-même —, l’un était journaliste de métier, l’autre éditeur, mais que les deux étaient romanciers. L’exaspération qui nous a poussés à adresser tous les dimanches matin notre e-missive à nos amis et lecteurs n’était pas de nature socio-politique, mais plutôt littéraire et esthétique. La production médiatique de masse était en train de se transformer en cette patate transgénique qui nous obstrue désormais le fondement : 95% d’amidon, 3% de fibres et quelques traces de nutriments.

L’anti, c’est l’endroit

Comme je suis resté seul rédacteur en chef, l’Antipresse a fini par refléter mes goûts, mes besoins et mes contradictions. Le rendez-vous strict du dimanche matin, 52 fois par an — jamais manqué — est originellement dû à la nécessité intérieure de structurer mon temps par une contrainte extérieure. Cette cadence impose une structuration minutieuse de la technique. Je l’ai décrite dans la visite guidée du hangar (Antipresse 162, 6.1.2019). La publication électronique demeure un territoire à explorer. L’édition de l’Antipresse a un petit goût de «retour à Gutenberg». Je me surprends, dans cette équipée de l’Antipresse, à illustrer la caractérisation qu’avait faite de moi Michel Maffesoli dans sa gnostique préface à Despotica (qu’il m’a fallu du temps pour déchiffrer): archaïsme et retour aux communautés premières. La simple ambition de « voir dans les choses plus que les choses» — expression empruntée à Victor Hugo — renvoie à une conception habitée de la réalité passablement incongrue en notre ère du plat premier degré (quand elle n’est pas carrément taxée de complotisme).

A rebours de tout marketing efficace, nous ne sommes pas «ciblés» en direction d’une «niche». Ni par le genre, ni par les idées, ni par les contenus. Nous sommes à cheval entre divertissement, littérature et témoignage — comme les magazines cités plus haut qui ont alimenté ma jeunesse. Nous n’avons pas d’idéologie ni de programme, à l’exception, je crois, d’une aversion commune: l’extension du domaine de la chute, le basculement dans la régression totalitaire qui menace la société industrielle depuis ses origines — comme l’avaient vu Rousseau, Flaubert ou Ellul —, et qui ces dernières années a passé du stade de menace à celui de système malgré les avertissements hérités du siècle précédent. Le délire «transhumaniste» n’est que l’illustration contemporaine du tableau de Goya: «Le sommeil de la raison engendre des monstres».

Goya: «Le sommeil de la raison produit des monstres»

Or nous voyons aujourd’hui que cette aversion est aujourd’hui devenue sinon un projet, du moins un signe de ralliement, tant entre les rédacteurs et invités de l’Antipresse qu’entre l’Antipresse et ses lecteurs. Je reviendrai plus en détail sur notre questionnaire dans le prochain numéro, mais il livre d’ores et déjà un «portrait-robot» de notre lectorat qui nous ressemble fort. Nous ne voulons, ni vous, ni nous, de la culture imbécile qui se répand comme une marée noire. Nous ne sommes pas «anti», nous sommes justement «à l’endroit». Nous résistons aux slogans non par d’autres slogans mais par la défense et la protection de ce que les slogans (mots réduits en massues) s’emploient à combattre: l’originalité de chacun, l’indépendance, la richesse de la langue, la liberté d’être ce qu’on est et de le dire. Bref, en cultivant nonchalamment l’imperfection, l’insoumission et l’incorrection qui font de nous des êtres humains.

Quand l’espace public devient terre hostile…

C’est ainsi qu’en lisant vos missives, et en regardant un peu autour de nous, nous nous sommes aperçus que ce bateau de papier (électronique!) est devenu en quatre ans une arche de Noé, une belle communauté d’esprits, et pour certains un véritable refuge dans la tempête. Dans un ouvrage qui vient de paraître, L’innommable actuel, le pilier de culture Roberto Calasso évoque ces témoins des époques troublées, en tous lieux et toutes confessions, qui, comprenant l’incurabilité de l’espace public, ont converti toute leur énergie d’action en témoignage. Il les appelle les «analogistes» (car ils créent des liens et renouent ceux que l’on s’efforce de briser).

«Ils furent les premiers à ne pas se conformer étroitement aux interdits tribaux, dont pourtant ils reconnaissaient et avaient parfois élaboré les significations. (…) Ils furent les premiers à comprendre que la pensée ne dépendait pas de la société, mais la société de la pensée. (…) Ils n’étaient jamais nombreux, mais toujours reconnaissables. (…) Ils ne parlaient pas, ne prêchaient pas, ne convertissaient pas. Mais ils parlaient et écrivaient. Ils comptaient sur le simple pouvoir de la parole, sur sa capacité à guider le cœur de n’importe qui vers un nouvel Orient.» (1)

Nommer et décrire l’«innommable actuel»: immense tâche qui ressemble à un sacerdoce, mais qui se décompose en mille histoires, esquisses, pensées ou témoignages hors du calibrage dominant. Sortir du moule est tout ce qu’on nous demande. C’est amusant pour nous et intéressant pour ceux qui nous lisent. C’est pourquoi nos lettres «trop longues pour de l’internet», «trop savantes pour le lecteur ordinaire», «trop inactuelles pour les consommateurs de nouvelles» et «trop ambiguës pour les esprits engagés» rassemblent de plus en plus de lecteurs, qui en plus sont des amis.

«Depuis le 6 décembre 2015, l’Antipresse a publié 199 lettres hebdomadaires, 793 articles originaux, 114 tribunes, 1080 brèves et 220 citations d’auteurs.» Ce petit récapitulatif qui figure en tête de chaque édition de l’Antipresse mesure le chemin accompli, avec une grave légèreté, dans la bonne humeur et dans la plus joyeuse anarchie. L’Antipresse est en train d’atteindre la vocation qui était peut-être la sienne sans même que nous le sachions: le lieu où l’époque s’écrit en (bon) français.

NOTES
  1. Roberto Calasso, L’innommable actuel (Gallimard 2019), p. 65.
  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 200 du 29/09/2019.

On peut aussi lire…

This category can only be viewed by members. To view this category, sign up by purchasing Club-annuel, Nomade-annuel or Lecteur-annuel.

Denis Pouchiline: «Nos enfants n’ont pas connu d’autre monde que la guerre»

Comment vit-on dans l’Ukraine en guerre? Nos médias de grand chemin «couvrent» abondamment la zone pro-occidentale, mais ne s’aventurent guère dans l’autre camp: le Donbass. Ils censurent même les reporters comme Anne-Laure Bonnel, Alina Lipp ou Graham Phillips qui documentent la terrible réalité que vivent ces régions où, depuis dix ans, les civils sont directement ciblés par les forces de Kiev. Guy Mettan s’y est rendu et en a rapporté un entretien avec un responsable de premier plan.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

La dénatalité et ses causes

C’est le paramètre fondamental de la vitalité — et du déclin — d’une société, et pourtant on ose à peine le mentionner, encore moins l’affronter dans sa dure réalité. L’effondrement démographique de l’Europe est patent, on lui affecte des causes imaginaires et des remèdes absurdes que la propagande entoure ensuite de tabous. Si l’on essayait de l’observer, l’espace d’un instant, en faisant fi de ces barrières? La baisse du taux de fécondité en Europe n’est pas en elle-même une nouveauté, elle remonte aux années soixante du siècle dernier, mais on a presque aujourd’hui atteint le plancher. En Suisse, par exemple, ce taux s’est établi en 2022 à 1,39. C’est un peu plus haut encore que dans des pays comme l’Italie et l’Espagne, où il est inférieur à 1, mais à peine. Rappelons que le seuil à atteindre pour le renouvellement des générations est de 2,1. Autrement dit, il faut un […]

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Eleuthérophobie (Transversale de la terreur, 3)

Une conférence de notables et de ministres confondue avec une tentative de sédition. Des potentats locaux ivres de leur pouvoir de censure. Une conférence «islamophobe» hébergée par un musulman. Une alliance inespérée entre l’«extrême gauche» et l’«extrême droite» face à la dérive autoritaire des institutions… En cette mi-avril, nous aurons été témoins d’un moment de bascule dans l’histoire de la démocratie occidentale. Et aussi d’une pantalonnade surréaliste que seuls les Belges auraient su inventer. Récit d’une traque foutraque à la liberté d’expression…

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Guerre en Ukraine, un guide indispensable

Il se publie beaucoup de choses au sujet de la guerre en Ukraine. En général, ces publications illustrent une vue assez superficielle et stéréotypée du conflit. L’ouvrage de Jacques Hogard, lui, les confronte radicalement, avec beaucoup de clarté et de profondeur historique — et des arguments difficiles à réfuter.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Éloge de l’apathie

Vous dites que vos droits individuels ont été violés? Vous n’avez aucun droit. Sauf, peut-être, celui d’accepter lucidement votre situation réelle face à l’État. Un éveil laborieux — et peu probable — dans un pays comme la Suisse où la confiance dans l’autorité vous a été inculquée depuis la nuit des temps.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

La colonisation militaire de la Suède

Alors que le drapeau suédois flotte au quartier général de l’OTAN à Bruxelles et que nombre de média et d’autorités saluent cet événement, bien peu ont relevé un autre traité que la Suède a signé avec son ami américain, faisant d’elle un protectorat. Ce qu’Olof Palme eût à tout prix voulu éviter est — peut-être — en passe d’être mis en place.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

In memoriam: neutralité suisse (1815-2022)

Merci, mais je préfère m’abstenir: telle fut, deux siècles durant, la devise de la Suisse dans l’arène internationale. Son statut de neutralité en faisait un havre de paix et une plateforme de dialogue au cœur de l’Europe, avec tous les avantages que cela suppose. Mais, soudain, voilà que la Confédération helvétique se débarrasse de ce qui constituait l’armure même de sa prospérité. Dans l’effervescence d’un monde en pleine réorganisation, estime Oskar Freysinger, la Suisse gâche une chance historique en s’alignant sur un camp devenu minoritaire.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Du totalitarisme en Suisse? Voyons…

Dans nos deux précédentes chroniques, nous avons parlé de la dictature sanitaire en France, au travers de *L’attestation*, le très beau livre de Théo Boulakia et de Nicolas Mariot. Intéressons-nous un peu maintenant à ce qui s’est passé en Suisse pendant cette période.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

La dictature sanitaire revisitée (2)

Face à la dictature, il y a ceux qui protestent et ceux qui désobéissent. Il ne faut surtout pas les confondre: ce sont même deux mondes très différents. Et puis il y a la grande masse des dociles. Dont les motivations à obéir sont parfois complexes.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

La dictature sanitaire revisitée

Chaque jour qui passe fait apparaître un nouveau durcissement du régime occidental, en sorte que le qualifier de régime policier devient de plus en plus conforme à la réalité. Le Covid-19 a servi à cet égard de révélateur. Mais pas seulement de révélateur. On a réellement franchi à ce moment-là un seuil. Ce fut notamment le cas en France, comme un récent ouvrage vient de le mettre en lumière. Même s’il se montre particulièrement (excessivement?) prudent dans ses formulations.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’Antidote!

Chaque dimanche matin dans votre boîte mail, une dose d’air frais et de liberté d’esprit pour la semaine. Pourquoi ne pas vous abonner?

Nous soutenir