Une rassurante enclave d’anarchie

par | 28.04.2019 | En accès libre, Le bruit du temps, Slobodan Despot

Carnet de route à travers l’Eurasie
Du Baïkal, via la Mongolie, nous sommes passés en Chine. Du nord au sud, de Pékin à Shenzhen, nous avons témoigné de la métamorphose des multitudes dans le creuset de l’État total hypertechnologique. Et nous terminons notre périple dans cette enclave d’un monde ancien, qui n’est plus britannique mais pas non plus chinoise. Du moins, pas encore…

31 mars. Hong Kong

Le «progrès» va si vite que même Google n’arrive pas à suivre. Jusqu’il y a peu, le passage de Shenzhen à Hong Kong (quelques kilomètres à peine) nécessitait deux heures en changements de train et en formalités. Désormais, c’est une demi-heure, formalités comprises, par un métro-TGV reliant Futian au centre de Shenzhen à la gare toute neuve de West Kowloon. La nouvelle relation, opérationnelle depuis novembre, n’est même pas encore mentionnée dans tous les sites de voyage.

Nous avons débarqué hier soir samedi, tard, dans une gare immense, rutilante et pratiquement vide. West Kowloon annonce la couleur: elle a été cyniquement implantée comme une «tête de pont» de la République populaire dans ce territoire qui ne lui appartient pas encore. La nouvelle gare compense la transgression par la commodité apportée — du moins d’un point de vue chinois. De notre point de vue d’Occidentaux démocrates et libertaires, on inverserait la proposition. Elle ôte en liberté ce qu’elle donne en confort. Quoi qu’il en soit, elle résume à elle seule le pacte faustien de la Chine moderne.

Journée sombre. Un voile gris s’étend sur Kowloon (la partie continentale) et la grande île de Hong Kong, restreignant l’horizon à quelques milles. Brume réséda virant en bruine, bruine se condensant çà et là en gouttes. J’aurais envie de résumer ce voyage par un poème parlant de lumières et de climats comme un roman de Simenon.

Où sont passées vos saisons?

Allez vous remplacer le soleil

Par un milliard de lampions?

Nous permettrez-vous de respirer

Ou faut-il porter un filtre?

N’y a-t-il qu’un avenir là devant

Ou encore un reste de présent

Et des éclats de passé?

Avez-vous émulsionné la pluie

En ces voiles aquatiques

Ou est-ce le ciel par vous conquis

Devenu mélancolique

Qui dissimule ses derniers rayons

Derrière ces gammes de gris?

Rien à faire par un temps pareil que de suçoter un thé au Peninsula (le premier, l’original) en regardant sur le perron défiler les Rolls. Je n’aime pas les hôtels, mais j’adore les palaces. Dans tous mes voyages, que ce soit à Istanbul, New York ou Calcutta, j’y ai toujours trouvé refuge, pour lire, écrire, parler sans élever la voix, ou simplement me laver. Même sans le sou et en lambeaux, on m’y a toujours bien accueilli — bien mieux que dans les boui-bouis à trois étoiles. Ce n’est pas l’habit qui fait le moine dans un palace, mais l’attitude.

Note en passant. Les chaînes d’hôtels incarnent l’emprise planétaire de la civilisation occidentale et sa symbolique liée au pouvoir et au luxe. Les établissements de bas étage varient infiniment dans leur crasse. Chacun est miteux à la manière locale. Alors que les palaces sont tous occidentaux dans leur classe. Même quand ils «réinterprètent» les traditions du lieu.

Nous avons voulu prendre le ferry pour l’île, en face — et malgré moi, je nous ai organisé une expédition miraculeuse. Me trompant de quai, j’ai avisé une navette bariolée. «Comment fait-on pour payer le billet?» demandai-je à la dame chinoise qui semblait contrôler les passagers. «Your name? — Mr. Despot. — OK, come on!» fit-elle en faisant mine de regarder une liste.

Je m’étais bien dit que mon nom n’était annoncé nulle part, mais bon… pourquoi refuser un trajet à l’œil? Or la navette eut tôt fait de dépasser le dernier cap de Hong Kong et de prendre le large. Nous étions au milieu d’un groupe de retraités allemands, endormis et hébétés. Rien à tirer d’eux: ils ont tous un gros badge collé au revers, ils vont où on les emmène. Enfin, une bande de Chinois en goguette nous apprend que nous vers l’île de Lamma manger les fruits de mer. Je m’aperçois que notre bateau appartient en fait à un restaurant.

Au lieu des gratte-ciel du quartier d’affaires, nous avons eu droit à un véritable village de pêcheurs où l’on mange des mollusques et des crustacés que je n’ai jamais vus. A deux pas, au-delà d’un temple ressemblant à un décor pour un film de Bruce Lee, c’est la jungle, humide et caquetante. La surprise est totale. Nous rencontrons un ermite cultivé vivant dans cette végétation avec son chien. C’est l’île de Robinson. A une demi-heure de bateau de la cité la plus grouillante au monde.

1er avril

Hong Kong est chaotique, bruyante, foutraque. Avec ses immeubles délabrés et ses taxis Toyota dessinés dans les années 1970, elle évoque les films à pattes d’éph, Serpico, Bébel ou James Bond. Le contraste est absolu avec l’ordre feutré des métropoles chinoises — mais quel soulagement! Quel souffle de liberté dans ces fumées d’échappements!

Les mêmes Chinois, ou presque, emplissent les rues. Avec une différence de taille: ici, tout le monde ne marche pas les yeux rivés sur son portable. Pas plus que dans nos villes. Alors qu’en Chine…

D’aucuns visitent les temples et les musées. Je préfère, dans une ville inconnue, commencer par les marchés et les rues. A Mongkok, je découvre un alignement intrigant de choses séchées en pots de verre dans une boutique-pharmacie. Le vendeur ne sait pas un mot d’anglais. Tant pis: on goûte. Noix, fruits, insectes peut-être? Mieux vaut ne pas savoir. Il est rare à mon âge de découvrir des goûts absolument étrangers à ma palette gustative.

2 avril

L’État total chinois ne pourra officiellement avaler Hong Kong qu’en 2047, cinquante ans après le transfert de souveraineté. Cela ne l’empêche pas de grignoter, morceau par morceau. Jusqu’ici, la ville est un Eldorado d’affairistes et d’aventuriers.

Matthieu, hier soir, nous a fait découvrir le Din Tai Fung, probablement l’étoilé Michelin le moins cher au monde — et le moins prétentieux, situé au cœur d’un supermarché. Tout y était incroyablement savoureux et fin. Quand on a trente ou quarante ans et qu’on a largué les amarres en Occident, Hong Kong est le port d’attache naturel. On y crée son entreprise en une heure. On engage, on licencie, on investit, on déménage… Matthieu est ici comme un poisson dans l’eau. La France qu’il a quittée lui apparaît comme un cauchemar idéologique et administratif.

Eric, qui gère le Dumpling House, dans l’île, est Géorgien de naissance et Espagnol d’éducation. Lui aussi a tout largué, après son divorce. «Hong Kong, c’est parfait pour abattre du boulot et faire la noce. Mais ça lessive!» Il n’envisage pas de faire de vieux os ici. «Les Chinois ont encore trente ans à attendre avant de pouvoir normaliser ce bordel, mais ils s’impatientent. Or HK et la Chine, c’est l’huile et l’eau…»

Montés en funiculaire au «Peak», comme tous les touristes. En redescendant par un superbe sentier de forêt, nous retombons rapidement dans l’ombre des gratte-ciel. Dans les immeubles résidentiels à quarante ou cinquante étages, le moindre studio est aussi cher qu’une place dans la Station spatiale internationale. Dans les jardins et les parcs, des nounous de couleur — chinoises, philippines, malaises — promènent des bébés blancs dont les parents travaillent sans doute dans les tours de verre. Les choses ont-elles vraiment changé depuis le temps des colonies?

Hong Kong est vive, expéditive, agnostique, roublarde, comme tout ce qui a été au contact des Anglais. Elle reste pour quelques années encore un comptoir de l’Europe face à l’Empire. Non de l’Europe d’aujourd’hui, société en phase terminale sclérosée par la bureaucratie et l’idéologie, mais de l’Europe avide et conquérante qui voulut avaler la planète. Cette exception ne va pas tarder à disparaître, mise en coupe réglée par le Léviathan chinois. L’Europe a inventé le totalitarisme, mais ses apprentis sont devenus ses maîtres.

  • NB La matière de ce journal de voyage servira de base à un essai plus analytique à paraître dans la revue Éléments.

  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 178 du 28/04/2019.

On peut aussi lire…

This category can only be viewed by members. To view this category, sign up by purchasing Club-annuel, Nomade-annuel or Lecteur-annuel.

L’ère Trump, ou la fin de la Modernité

Les événements de ces derniers jours nous enseignent que la frontière entre réalisme politique et dérangement mental est parfois flottante. Ce qui est établi, en tout cas, c’est que les Européens, à la différence des Américains, n’ont pas les moyens de leur folie.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Levada, ou les arroseurs arrosés

En pariant sur cet institut de sondage, ses parrains étrangers pensaient avoir trouvé le révélateur des maux de la société russe dont le régime dictatorial poutinien pouvait être rendu responsable. Ils n’avaient pas prévu que son travail pouvait se retourner contre eux.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Physiologie de la liberté

Notre corps, nous explique Diego Bischof, est cette réalité organique et sensorielle que toute loi humaine devrait reconnaître et respecter en premier lieu. Or notre époque d’hyperdomestication a décidé de passer outre cette ligne rouge. Les réglementations de vitesse aberrantes en sont une illustration.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Essayiste ou militante, il faut choisir

Nous sentons se refermer sur nous l’emprise d’un système de contrôle et de conditionnement sans précédent dans l’histoire humaine. En France, un ouvrage prometteur a entrepris de le dénoncer — mais a surtout illustré, comme souvent dans la production intellectuelle française, les œillères idéologiques de son auteur.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Rompre la spirale du chantage

À force de se rouler par terre et de supplier à genoux, la Suisse a finalement obtenu de Trump qu’il renonce à ses droits de douane à 39 % pour les ramener à 15 %. En contrepartie elle s’est pliée aux exigences américaines, exigences, a-t-on appris, au nombre de 29 (vingt-neuf). C’est ce que disent au moins les Américains.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Gifles, coups de lame et autres égratignures

Il y a quelques semaines, les médias en Suisse se faisaient l’écho d’une scène de la vie militaire dans ce pays: des militaires hommes avaient été frappés et giflés par leur supérieur hiérarchique, en l’occurrence une femme. En guise de sanction, la dame s’était vue retirer son «commandement», avant d’en obtenir un autre à un autre endroit. On l’avait donc déplacée.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Soha Béchara: «Nous résisterons avec nos corps»

Le conflit actuel au Moyen-Orient recouvre beaucoup d’arrière-plans occultés ou oubliés. Parmi les voix libanaises, celle de Soha Béchara est l’une des plus ardentes et les plus sincères. Alexandra Klucznik-Schaller a réalisé un entretien exclusif avec cette militante devenue une légende dans son pays. Les points de vue de Soha Béchara sont radicaux, mais argumentés et payés par l’engagement d’une vie. Ils méritent d’être connus et médités.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Ne pas se taire!

En se rapprochant à tout vent de l’Union européenne, les Suisses semblent absolument vouloir être les derniers à grimper sur le «Titanic» avant qu’on tire l’échelle. Savent-ils tout ce qu’implique ce ticket? Il ne semble pas. En a-t-on débattu? Non. C’est donc le moment de parler, fût-ce dans le désert. Dire ce que ce pays pourrait faire pour sa survie plutôt que pour sa dissolution.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’Antidote!

Chaque dimanche matin dans votre boîte mail, une dose d’air frais et de liberté d’esprit pour la semaine. Pourquoi ne pas vous abonner?

Nous soutenir