Peter Handke, prix Nobel de la liberté

par | 13.10.2019 | En accès libre, Le bruit du temps, Slobodan Despot

La mise au ban de Handke n’aura donc été qu’un long délai d’un quart de siècle environ. Ce délai est bienvenu. Il ajoute à la consécration de l’œuvre un regard apaisé sur ses engagements, en intégrant ceux-ci dans l’œuvre comme ils doivent l’être.

C’était l’une des plus terribles années de la guerre civile yougoslave. Peter Handke était arrivé de France pour ouvrir le Salon du Livre de Belgrade. Le blocus imposé par les Nations unies à la Serbie était féroce, mais le Salon du livre n’avait jamais cédé à la misère et restait la manifestation la plus populaire du pays. Son inauguration par un écrivain invité était transmise chaque année en direct à la télévision.

En début d’après-midi, j’étais passé dans les bureaux du directeur du Salon, l’immense Ognjen Lakićević. La maison était en effervescence: le grand écrivain avait quitté son hôtel ce jour-là et s’était évanoui dans la nature. Comment ferait-il pour donner son discours à dix-huit heures tapantes?

Quelqu’un l’avait vu sortir en compagnie de son traducteur et ami, Zlatko Krasni. On connaissait sa propension aux marches sauvages. Le directeur me confia une voiture et la mission de le retrouver. On m’avait dit que Peter affectionnait un certain restaurant poissonnier. Retrouvailles avec un compagnon de randonnée, donc déjeuner tardif et consistant au bout d’un itinéraire calme: la pensée devait forcément remonter les fleuves! Je demandai au chauffeur de longer le Danube jusqu’au quai de Zemun. C’est là, au Šaran, que je retrouvai les deux hommes en train de finir une bouteille de vin blanc devant une montagne d’arêtes. Le temps pressait, mais il n’était pas question de repartir avant que j’aie bu un coup avec eux. Pendant que nous éclusions une dernière bouteille, notre équipage, dans la limousine, suait à grosses gouttes.

J’aurais pu ne pas le retrouver. Dans ce cas, serait-il jamais apparu sur la tribune officielle du Salon? Je l’ignore mais peu importe. Rien de ce qui est extérieur n’importe vraiment. C’est ce que disait le fin sourire de ses yeux de mandarin étoilés de pattes d’oie.

Une audace… à faire vomir!

L’annonce du Nobel m’est arrivée par le Cannibale lecteur alors que je me trouvais à Bastia. J’ai aussitôt ouvert les nouvelles. Sur le continent, c’était la consternation. La chroniqueuse de l’Obs, derrière des guillemets hypocrites, s’offusquait qu’on pût décerner un tel prix à un «“trou du cul” pro-serbe». Elle ajoutait bigotement que «l’Académie suédoise risque de réveiller une vieille polémique» tout en la réveillant elle-même dès le titre de son article.(1)

Dans le «camp du bien», le désarroi est… pathologique. Ainsi le premier ministre albanais Edi Rama dit avoir «envie de vomir». La mise en cause de ses alliés très proches, les seigneurs mafieux du Kosovo, par le sénateur suisse Dick Marty dans son enquête sur le trafic d’organes humains, ne lui a pas donné autant de remous gastriques. Je passe sur le reste des lamentations, qui ont eu plus d’écho qu’elles ne méritent. C’est la mentalité qu’elles révèlent qui est intéressante.

Il y avait des années que Handke était nobélisable. Sa compromission avec la Serbie l’avait, croyait-on, rayé des listes. Si la Comédie-Française déprogrammait ses pièces, comment le comité Nobel oserait-il… C’était oublier que la patrie des droits de l’homme est aussi la championne du monde de la censure et de la lâcheté.

Le comité a donc osé. L’institution sommée de se ressaisir après les troubles qu’elle a traversés a-t-elle voulu «faire oublier le scandale grâce à une nouvelle polémique» — comme l’accuse la machiavéliste à deux balles de l’Obs — ou s’est-elle simplement… ressaisie? Honorer Handke était la décision moralement à la fois la plus digne et la plus risquée. On n’a pas eu seulement la lucidité de distinguer l’œuvre de l’homme: on a encore eu le courage de surpasser cette ambiguïté. «Nous ne considérons pas Handke comme un écrivain politique. Il n’appartient à aucune phalange ni parti politique, il n’y a pas d’alternative politique dans son monde. Sa prose exprime une vision entièrement différente.»Le président du comité, Anders Olsson, ramène la partie la plus contestée de l’engagement de Handke a ce qu’elle est de fait: un acte primordialement humain.

Réalité, incarnation, imperfection

Et ce surpassement donne encore plus de prix à la création de Peter Handke, toute entière tournée vers une appropriation immédiate de la réalité. L’une de ses œuvres les plus connues du grand public, le scénario des Ailes du désir de Wim Wenders, raconte la chute d’un ange dans l’incarnation (et donc l’imperfection et la mort) par amour pour une femme. L’une des plus confidentielles, La Cuisine, pièce montée par Mladen Materić, nous fait revivre tous les drames du XXe siècle avec une intensité saisissante — à travers les métamorphoses d’une humble cuisine. Entre les deux, entre tous les instants créateurs de sa vie, la marche silencieuse, au bord des fleuves ou sur les chemins, communion la plus intime, la plus dénuée, avec la matière du monde.

Dans son essence, la démarche artistique et morale de Handke est une lutte du réalisme poétique — chrétien ou antique, humain toujours — contre l’abstraction manichéenne et puritaine (cathare) qui s’est emparée de la société technologique capitaliste. (Et qui explique, soit dit en passant, tant sa volonté de reprogrammer l’humain — transhumanisme — que sa profonde passivité/affinité face à l’islam radical, qui le réduit à néant.) Jugeons le monde à partir de ce que nous pouvons en connaître intérieurement — et alors nous ne le jugerons plus du tout.

Une bonne nouvelle venant parfois en bande, c’est dans Libération, qui mena le lynchage à l’époque, qu’on trouve, sous la plume de Philippe Lançon, les mots les plus justes au sujet du Nobel 2019:

«Son compatriote Thomas Bernhard, qu’il n’appréciait guère, ne l’avait pas eu. Sa compatriote Elfriede Jelinek, de quatre ans sa cadette, l’a obtenu en 2004. Avec Peter Handke, le jury consacre le moins ouvertement agressif des trois, mais non le moins réfractaire. C’est un grand conteur silencieusement épique, un écrivain de l’Europe des marches et des marges, un romancier poète ou un poète romancier, un auteur enfin qui rappelle à ses lecteurs qu’ils sont toujours, comme ses personnages, comme lui, solitaires et minoritaires.»

Une vision radicalement différente

Sa littérature est en prise directe et intense avec la réalité, une réalité si réelle qu’elle en apparaît onirique aux têtes remplies d’abstractions. Peter Handke pense en marchant. Il rappelle magnifiquement que, quelle que soit la destination du marcheur, il marche toujours vers soi. Aller vers la Serbie au moment où tout le monde s’en détournait apportait un surplus de densité à sa création, comme Dans la dèche à Paris et à Londres aura été le véritable lest de l’œuvre d’Orwell.

Le Nobel de littérature s’efforce en principe de distinguer une œuvre non seulement influente ou imposante, mais également porteuse d’élévation morale. Il montre malgré tout — comme le Nobel de la Paix 2019 — qu’une partie des consciences ne sont pas dupes; qu’elles ne cèdent pas à la pression de la propagande de masse, de ses indignations de commande et de ses polarisations arbitraires.

Les témoignages sur la Serbie sont la part la plus controversée de cette œuvre sereine. Ce qui a été dénoncé comme une provocation politique n’était au bout du compte qu’un itinéraire de plus, compassionnel et désolé — un Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina — vers les quatre cours d’eau qui délimitent, plus sûrement que les frontières politiques, le cœur de l’espace serbe. Il apparaît aujourd’hui, Nobel aidant, comme un témoignage clef sur une suspension d’humanité frappant tout un peuple à un moment soi-disant «éclairé» de l’histoire européenne. Sans quelques rares Antigones, on aurait pu effacer ce peuple collectivement coupable de la surface de la terre et de l’histoire sans que personne ne bronche. Qui se souvient, du reste, que tout le peuplement de la Krajina serbe a été éradiqué du 4 au 8 août 1995? Qui sait que les continuelles vagues de bombardiers déversant leurs charges sur la Serbie, du 24 mars au 12 juin 1999, ont altéré les trajectoires immémoriales des oiseaux migrateurs, sans même parler des dégâts humains ou des zones à jamais infestées d’uranium appauvri? Et le peu de conscience qu’on a de ces choses, qu’en resterait-il sans les Handke, les Patrick Besson, les Chomsky et les Debray?

Sa présence si décriée aux obsèques de Slobodan Milošević s’éclaire désormais elle aussi d’une lumière de connaissance et non plus de confrontation. Il y a bien sûr la solidarité avec le peuple dont le défunt avait été le représentant légitime dans les années de disgrâce (solidarité encore réitérée à l’annonce du prix). Mais il y a aussi, toujours, cette fine ironie de l’Autrichien: il savait bien, Handke, que si les crimes réels ou supposés de Milošević avaient été utiles au «camp du bien», il n’y aurait pas côtoyé deux prêtres et trois policiers, mais une haie de diplomates et de chefs d’État. Il était au-delà, dans une «vision radicalement différente», selon les mots d’Olsson.

L’hostilité à ce Nobel en dit davantage sur la mentalité de l’époque que sur le lauréat. On voudrait faire croire que vingt ans ne se sont pas passés. On voudrait se persuader qu’on peut encore intimider le public comme en ces temps où il n’y avait ni lanceurs d’alertes, ni contre-info sur l’internet, ni même l’esquisse d’un monde multipolaire, où les faits, leur interprétation et leurs conséquences étaient entièrement déterminés par la seule puissance du moment et ses relais. On voudrait bâillonner tout le monde. On voudrait arrêter le temps.

Depuis vingt ans, beaucoup d’eau a coulé sur les ponts. La représentation de la guerre de Yougoslavie a été identifiée comme un «cas d’école» de désinformation. Des enquêtes sont parues. La collusion entre l’Occident et le djihadisme au Moyen-Orient, entre l’Occident et le néonazisme à l’Est, a fini par éclater au grand jour après avoir secrètement incubé dans le conflit yougoslave. Et voici que les Scandinaves ajoutent de l’huile sur le feu en distinguant cet Autrichien solitaire qui l’avait vu et dénoncé, calmement, considérant que l’humain n’est porteur que de sa propre croix et non des stigmatisations collectives imposées par une société en mal de boucs émissaires. Son réalisme poétique, bienveillant et silencieux est un rocher sur lequel le caquetage des procureurs n’a aucune prise.

Un dernier verre

Cet après-midi lointain, lorsqu’il affolait les officiels de Milošević en buvant du vin plutôt que de se préparer pour les caméras, Handke assumait en plein sa position «solitaire et minoritaire» à l’égard du pouvoir. Sauf que, s’il n’avait pas paru, c’est la Serbie qui en eût fait les frais. Tant pis. La liberté de Handke est entière et insouciante. C’est la liberté du créateur à l’état pur.

NOTES
  1. On observera que les censeurs de l’Obs ne sont même pas fichus de légender proprement l’illustration de leur article, écrivant Velika Hoko à la place de Hoča, alors même que le nom de ce village figure dans le titre d’un livre de Peter Handke. Le diable est dans les détails.
  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 202 du 13/10/2019.

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