Sur l’effondrement qui vient (1)

par | 17.03.2019 | En accès libre, Enfumages, Eric Werner

La crise climatique inquiète, et à juste titre. Car elle est bien réelle. On ne peut plus aujourd’hui dire, comme l’ont longtemps fait (et continuent d’ailleurs encore à le faire) certains (ceux qu’on appelle les «climatosceptiques»), qu’elle n’existe pas. Oui bien sûr qu’elle existe. En sous-estimer la gravité est même d’une particulière stupidité.

D’un autre côté aussi, chacun voit bien que la crise climatique n’est pas catastrophique pour tout le monde. Il en est de la crise climatique comme d’autres menaces aujourd’hui considérées comme existentielles: le terrorisme, par exemple. Le terrorisme est effectivement une menace très grave pour nos sociétés, mais qui ne voit en même temps tout le bénéfice qu’en retirent certains, ne serait-ce qu’au travers de la prétendue lutte contre le terrorisme. Je dis prétendue, car, justement, je ne pense pas qu’ils n’aient jamais songé sérieusement à le combattre. Il leur est d’une bien trop grande utilité. Les deux choses sont vraies: et que le terrorisme est une vraie menace pour nos sociétés, et que cette menace est très largement instrumentée à des fins n’ayant, en règle générale, rien à voir avoir avec la lutte contre le terrorisme (l’instauration de l’État total, entre autres). Logiquement parlant, c’est tout à fait compatible.

Il en va de même (je cite en vrac) de la pédophilie, des violences faites aux femmes, des excès de vitesse sur route, des fake news, etc. Il est à la fois vrai que toutes ces choses très tristes existent, et en même temps, quelque part, que si elles n’existaient pas il faudrait les inventer: tant il est évident que l’indignation vertueuse qu’elles suscitent, indignation dont il ne viendrait, bien sûr, à personne l’idée de suspecter l’absolue et totale sincérité, n’est pas perdue pour tout le monde. Pascal Vandenberghe soulignait dans une récente chronique de l’Antipresse(1) la grande actualité, à notre époque, du Tartuffe de Molière et du réquisitoire contre les faux dévots. Si vous voulez instaurer l’État total, vous ne pouvez évidemment pas vous dispenser de prendre des airs de faux dévot, c’est assez évident.

Revenons-en à la crise climatique. Les spécialistes s’accordent en règle générale à dire qu’une hausse de plus de 2 degrés de la température moyenne de la planète par rapport à ce qu’elle était à l’ère préindustrielle serait dangereuse pour la civilisation, en ce qu’elle déclencherait des phénomènes qui très vite deviendraient irréversibles: un certain nombre de phénomènes en boucle en particulier (la hausse de température se nourrissant d’elle-même: à travers la fonte des glaces polaires, du permafrost, etc.). À terme, c’est l’existence même de l’homme sur terre qui serait menacée. C’est là la réalité. En même temps tout le monde sait bien que cette limite de 2 degrés ne sera pas respectée. On ira bien au-delà. La perspective de 3 ou 4 degrés est en règle générale considérée comme réaliste, mais certains, plus pessimistes encore, vont jusqu’à dire que le réchauffement climatique pourrait atteindre 5 à 6 degrés, voire 7 à 8(2). Une récente étude a même évoqué une augmentation de température de 16 degrés(3) !

On objectera ici les engagements récents pris à conférence de Paris, engagements aux termes desquels les États ont promis de prendre un certain nombre de mesures pour diminuer leurs émissions de CO2. Mais, d’une part, les spécialistes considèrent que ces mesures en elles-mêmes sont insuffisantes (même si elles étaient prises, on n’échapperait pas à une hausse de 2,7 à 3,7 degrés(4), et d’autre part, tout porte à croire que les engagements en question ne seront pas tenus. Ils ne le seront pas, tout simplement parce que personne n’est vraiment décidé à s’engager dans cette direction, autrement dit à sacrifier ses propres intérêts à court terme à ceux de l’humanité à moyen ou long terme, ce qu’exigerait pourtant une telle démarche. Ni les dirigeants, ni leurs assujettis volontaires n’y sont mentalement prêts. Tout, en eux, y renâcle.

Ce qu’en un sens, on peut comprendre. L’être humain est ainsi fait qu’il vit au jour le jour. Qui vivra verra. Il peut, il est vrai, par la raison, se projeter dans le moyen ou long terme. Beaucoup le font. De là à adapter leur comportement à ce que la raison leur dicte de faire, il y a loin. Quelques rares individualités y parviennent, mais elles sont l’exception. La raison est par elle-même incapable d’éduquer à la raison. L’éducation se fait par les circonstances, le plus souvent les épreuves. Et même pas toujours. Elles échouent parfois à le faire. On dit et répète volontiers que pour échapper aux catastrophes qui nous guettent, nous devrions apprendre à «vivre autrement»: par exemple moins ou mieux consommer. Mais qui est réellement prêt à le faire? A aller jusqu’au bout de cette démarche?

Alors même que le gouvernement suisse a promis à la COP 21 de réduire ses émissions de CO2 de 50 % pour 2030, il n’hésite pas à inscrire à son agenda le doublement, à certains endroits, des autoroutes aujourd’hui existantes, car celles-ci ne parviennent plus, paraît-il, à absorber un trafic en constante augmentation. Il convient donc d’en construire de nouvelles. Les promesses, comme toujours, n’engagent que ceux qui y croient.

Tout porte donc à penser que l’humanité continuera sur sa lancée actuelle, celle conforme au paradigme de la croissance indéfinie, produire toujours plus pour consommer toujours plus, et donc que les émissions mortifères de CO2 non seulement ne diminueront pas mais continueront inexorablement à augmenter à l’avenir, peut-être pas au même rythme exactement qu’aujourd’hui, mais suffisamment quand même pour que la limite officiellement considérée comme ne devant pas être dépassée sans risque grave, celle des 2 degrés, soit très largement dépassée, avec toutes les conséquences que cela implique (conséquences qui sont maintenant bien documentées: personne, encore une fois, ne peut nourrir le moindre doute à ce sujet. Le terme d’effondrement se justifie ici pleinement).

Je ne peux évidemment pas prouver ce que je vais dire ici. Mais il me semble que les responsables le savent eux aussi très bien. Ils font simplement semblant de ne pas le savoir. Ils savent très bien qu’au train où vont aujourd’hui les choses, nos sociétés sont promises à une mort prochaine. Mais ils ne peuvent évidemment pas le dire ouvertement. Ni bien sûr non plus admettre leur propre responsabilité en la matière. Ils se donnent donc des airs de faux dévots, ceux leur assurant une certaine légitimité écologique: voyez, nous aurons fait notre possible, si nous échouons, ce ne sera pas faute d’avoir essayé, etc. Ils n’auront naturellement rien fait, mais c’est ce que croiront les gens. Au passage, ils en profiteront pour étendre un peu plus encore les prérogatives de Big Brother. De nouvelles réglementations verront le jour, avec à la clé la création de nouveaux postes administratifs. Et bien sûr de nouveaux impôts. L’écologie comme accélérateur social.

Pas plus que les lois antiterroristes n’ont réellement pour but de combattre le terrorisme, les lois dites climatiques n’ont réellement pour objet de combattre le réchauffement climatique. Elles sont à elles-mêmes leur propre fin.

Nous poursuivrons notre réflexion dans une prochaine chronique, en nous plaçant cette fois au plan pratique. Que faire? Comment nous orienter?

NOTES
  1. «Molière, illustre “doctus imitator”», No. 170 du 3.3.2019.

  2. Clive Hamilton, Requiem pour l’espèce humaine, Les Presses de Science Po, 2013, p. 217.

  3. Cité in Derrick Jensen, Introduction à Écologie en résistance, vol. 1 (recueil collectif), Éditions Libre, 2018, p. 14.

  4. Cité in Le Courrier (Genève), 31 octobre 2018, p. 9.

  • Article de Eric Werner paru dans la rubrique «Enfumages» de l’Antipresse n° 172 du 17/03/2019.

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