Vers l’étatisation de la presse suisse

par | 1.09.2019 | En accès libre, Le bruit du temps, Slobodan Despot

Remplacer l’annonceur aléatoire et de plus en plus pingre par le contribuable, toujours corvéable en restant bonasse. L’idée géniale du lobby des médias suisses vient d’être endossée par le gouvernement. Nous voici donc arrivés, comme prévu, au seuil de leur organisation définitive.

«Miam, miam! Médor frétille.»

Levons d’emblée une équivoque. L’organisation définitive de la presse suisse ne désigne pas, ici, une remise en question du management, l’élimination des branches desséchées ou une meilleure prise en compte des désirs du public. Elle désigne la transformation des médias de grand chemin en organes du pouvoir politique qui les paie, à la manière de la Pravda dans l’ex-URSS, de RT en Russie ou du Monde en France.

Du garmonbozia(1) pour la corporation

Le Conseil fédéral a donc décidé de prendre des «mesures d’urgence pour aider la presse». Une décision dont la fébrilité dégage un petit air de panique dans la symphonie placide de la gouvernance helvétique. Il s’agirait de «gagner du temps pour soutenir la branche confrontée à la chute des recettes publicitaires». Autrement dit, de remplacer l’annonceur par le contribuable. Sans jamais se demander où est passé le chaland censé faire tourner le commerce: le lecteur, et si l’on ne devrait pas commencer par regagner la confiance et l’intérêt de ce payeur de base. Avec cette décision, l’inconscience professionnelle prend une dimension politique. Et se voit donc sanctuarisée.

Enterrant le projet de loi Leuthardt, trop entortillé, Mme Sommaruga privilégie des mesures rapides, répondant à l’inquiétude de l’association Schweizer Medien, qui ululait que «le temps presse». «Enfin une décision intelligente!» s’exclame Pierre Veya, chef de la rubrique économique des titres Tamedia romands, saluant en bon libéral la nationalisation de la branche pour autant que cela active le pompage du trésor public vers les caisses privées. D’un autre côté, qui irait qualifier de stupides les coups de pouce qu’il va recevoir?

Ces coups de pouce comprennent un élargissement de l’aide à la distribution postale, ainsi qu’une enveloppe de 50 millions «aux médias offrant du contenu payant en ligne».

Comme par exemple l’Antipresse? Certainement, puisque le gouvernement «ne soutiendrait toutefois que des médias jouant un rôle de service public par un journalisme de qualité». Sauf, nous dira-t-on, que l’Antipresse, n’ayant jamais vendu une seule publicité, ne saurait être mise en péril par la chute des recettes publicitaires. Ou autre jésuiterie dont nous avons l’habitude.

Des aides pour les fossoyeurs de la presse?

De fait, on se doute bien — et l’on espère se tromper — que ces injections de premier secours obtenues par un lobbying intense ne sont pas destinées à soutenir l’éclosion des nouvelles espèces, mais à sauver les mammouths et donc à officialiser leur fonction d’organes du pouvoir. Le sponsoring change donc de main — sans que rien ne change. Les pouvoirs économiques passent la balle au politique, lui-même contrôlé par les mêmes pouvoirs économiques. Seule innovation: la mise à contribution du… contribuable.

On voit pourtant in vivo les effets de ce subventionnement chez nos amis et voisins français, avec des «quotidiens de référence» devenant des quotidiens de déférence à la botte et à l’escarpin de l’Élysée, la floraison de la censure, l’étouffement des enquêtes, l’absence de curiosité et l’agnotologie (production délibérée d’ignorance) devenant la posture obligée du journaliste, etc. — Bref, la «déchéance complète du journalisme en France» comme la décrit et la résume avec des mots simples un Français de l’étranger (sur Agoravox, évidemment, non dans une tribune du Monde).

Les subventions, comme il se doit, n’iront qu’au journalisme «de qualité». La formule entraîne nécessairement la question à cent sous: quels sont les critères définissant un journalisme «de qualité»? Qui sont les juges qui en décident? Aurons-nous droit à une instance d’examen du genre de la commission fédérale pour les vaccinations, dont la liste des conflits d’intérêts est plus difficile à dénicher que les pattes d’une couleuvre?

Il sera intéressant de voir quelle part de ces subsides sera destinée à perfusionner les titres des groupes Ringier et Tamedia. Ces mêmes groupes qui ont délibérément laissé partir à vau-l’eau leurs journaux papier, investissant dans des plateformes internet plus ou moins juteuses, plus ou moins porno-vulgaires (mais «de qualité») et cannibalisant leur propre publicité papier par la pub online. Ce n’est pas parce que le groupe Tamedia a fait 56 millions de bénéfice au premier semestre 2019 qu’il ne devrait pas recevoir un petit bakchich du citoyen pour des canards boiteux devenus, en l’occurrence, des sébiles de mendicité dans des mains d’ultrariches. Ils n’ont même plus besoin de planquer la Rolex en faisant la manche…

Scripta manent

Tout ceci ne changera évidemment rien au diagnostic de base du mal de la presse suisse (et plus large): son mépris du lecteur, fait de suffisance, de moralisme rééducateur, d’infantilisation et, accessoirement, d’un effondrement de la qualité de la langue et des contenus. J’ai déjà analysé le cercle vicieux politiquement correct-mépris du public-récession publicitaire dans «A quoi les médias servent-ils, au fond?» (Antipresse 182 et 184).

Par ailleurs, j’ai également replacé l’étouffement délibéré de L’Hebdo par son éditeur Ringier dans le contexte plus large (est-européen) de la stratégie de Ringier. (Voir «Qui a (vraiment) tué la presse papier?», Antipresse 62 | 5.2.2017.) J’y recommandais aux journalistes suisses de bien observer la manière dont ce Procuste de la presse avait «redressé» ses publications en Europe de l’Est, dont certains titres de haute culture et de grande valeur éthique. Ils y liraient «la recette du brouet insipide et infect dans lequel ils vont bientôt tous mijoter». La soupe à l’oignon mijotée par le gouvernement n’agira qu’un temps. La gueule de bois des médias officiels, elle, est faite pour durer. La perfusion qu’ils accueillent avec soulagement vient récompenser leur incapacité à capter l’attention du public et conserver sa fidélité. C’est leur bouillon d’onze heures.

Nos amis les scribes le savent bien, puisqu’ils passent leur temps à servir d’Animierdamen pour les lobbies de la santé (voir «#SANTÉ SUISSE | Le colloque des bouchers véganes») quand ils ne «montent pas sur scène» pour faire du «journalisme vivant», c’est-à-dire oral. Sans doute se sont-ils rappelé la maxime des Anciens: Verba volant, scripta manent. Il y a des scripta qu’on préférerait, dans certaines rédactions, voir s’envoler comme des paroles en l’air.

NOTES
  1. Bouillie de douleur et de peur dont se nourrissent, comme d’une drogue, les esprits de la Loge Noire dans Twin Peaks de David Lynch. (Geekychef)
  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 196 du 01/09/2019.

On peut aussi lire…

This category can only be viewed by members. To view this category, sign up by purchasing Club-annuel, Nomade-annuel or Lecteur-annuel.

Guerre d’Ukraine: comment en finir?

Alexandre Douguine, le philosophe à la barbe hirsute, mériterait d’être président de la Russie, ou tout au moins son ministre des Affaires étrangères. Ceci n’est pas une blague, mais un compliment de l’économiste Paul Craig Roberts, connu dans le passé comme le grand maître de la politique économique de Ronald Reagan et devenu au fil des ans l’un des publicistes les plus corrosifs de la sphère académique étatsunienne, notamment au sujet de la politique de Washington à l’égard de la Russie. Dans une de ses récentes chroniques, Roberts encense Douguine pour oser critiquer la politique trop accommodante de Poutine à l’égard de l’Occident. En résumé, le maître du Kremlin ne répond pas de manière adéquate aux provocations otaniennes et donne ainsi de la Russie une image de faiblesse, qui encourage l’Occident à l’humilier et à franchir l’une après l’autre les lignes rouges tracées par le Kremlin. Par son manque de […]

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

«Cabiria» de Giovanni Pastrone (1914)

Qui se souvient encore que le cinéma italien avait déjà connu son apogée avant la Première Guerre mondiale? Production au budget colossal, «Cabiria» reste comme l’un des chefs-d’œuvre de l’époque, y compris au point de vue technique.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Essayiste ou militante, il faut choisir

Nous sentons se refermer sur nous l’emprise d’un système de contrôle et de conditionnement sans précédent dans l’histoire humaine. En France, un ouvrage prometteur a entrepris de le dénoncer — mais a surtout illustré, comme souvent dans la production intellectuelle française, les œillères idéologiques de son auteur.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Rompre la spirale du chantage

À force de se rouler par terre et de supplier à genoux, la Suisse a finalement obtenu de Trump qu’il renonce à ses droits de douane à 39 % pour les ramener à 15 %. En contrepartie elle s’est pliée aux exigences américaines, exigences, a-t-on appris, au nombre de 29 (vingt-neuf). C’est ce que disent au moins les Américains.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Gifles, coups de lame et autres égratignures

Il y a quelques semaines, les médias en Suisse se faisaient l’écho d’une scène de la vie militaire dans ce pays: des militaires hommes avaient été frappés et giflés par leur supérieur hiérarchique, en l’occurrence une femme. En guise de sanction, la dame s’était vue retirer son «commandement», avant d’en obtenir un autre à un autre endroit. On l’avait donc déplacée.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Soha Béchara: «Nous résisterons avec nos corps»

Le conflit actuel au Moyen-Orient recouvre beaucoup d’arrière-plans occultés ou oubliés. Parmi les voix libanaises, celle de Soha Béchara est l’une des plus ardentes et les plus sincères. Alexandra Klucznik-Schaller a réalisé un entretien exclusif avec cette militante devenue une légende dans son pays. Les points de vue de Soha Béchara sont radicaux, mais argumentés et payés par l’engagement d’une vie. Ils méritent d’être connus et médités.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

Ne pas se taire!

En se rapprochant à tout vent de l’Union européenne, les Suisses semblent absolument vouloir être les derniers à grimper sur le «Titanic» avant qu’on tire l’échelle. Savent-ils tout ce qu’implique ce ticket? Il ne semble pas. En a-t-on débattu? Non. C’est donc le moment de parler, fût-ce dans le désert. Dire ce que ce pays pourrait faire pour sa survie plutôt que pour sa dissolution.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’anomie vue depuis un car postal

Jadis, il y avait les «sauvageons» dans les banlieues. Aujourd’hui, la sauvagerie s’invite même dans le cœur du rêve alpestre: les cars postaux suisses. Les chauffeurs sont en première ligne face à la déglingue — et n’ont souvent personne pour les soutenir. L’un d’eux a accepté de témoigner.

L’ANTIPRESSE EST UN ANTIDOTE À LA BÊTISE AMBIANTE

Déjà abonné(e)? Je me connecte.

Pas encore membre? Je m’abonne!

Je veux en savoir plus? Je pose des questions!

L’Antidote!

Chaque dimanche matin dans votre boîte mail, une dose d’air frais et de liberté d’esprit pour la semaine. Pourquoi ne pas vous abonner?

Nous soutenir