Remplacer l’annonceur aléatoire et de plus en plus pingre par le contribuable, toujours corvéable en restant bonasse. L’idée géniale du lobby des médias suisses vient d’être endossée par le gouvernement. Nous voici donc arrivés, comme prévu, au seuil de leur organisation définitive.
Levons d’emblée une équivoque. L’organisation définitive de la presse suisse ne désigne pas, ici, une remise en question du management, l’élimination des branches desséchées ou une meilleure prise en compte des désirs du public. Elle désigne la transformation des médias de grand chemin en organes du pouvoir politique qui les paie, à la manière de la Pravda dans l’ex-URSS, de RT en Russie ou du Monde en France.
Du garmonbozia(1) pour la corporation
Le Conseil fédéral a donc décidé de prendre des «mesures d’urgence pour aider la presse». Une décision dont la fébrilité dégage un petit air de panique dans la symphonie placide de la gouvernance helvétique. Il s’agirait de «gagner du temps pour soutenir la branche confrontée à la chute des recettes publicitaires». Autrement dit, de remplacer l’annonceur par le contribuable. Sans jamais se demander où est passé le chaland censé faire tourner le commerce: le lecteur, et si l’on ne devrait pas commencer par regagner la confiance et l’intérêt de ce payeur de base. Avec cette décision, l’inconscience professionnelle prend une dimension politique. Et se voit donc sanctuarisée.
Enterrant le projet de loi Leuthardt, trop entortillé, Mme Sommaruga privilégie des mesures rapides, répondant à l’inquiétude de l’association Schweizer Medien, qui ululait que «le temps presse». «Enfin une décision intelligente!» s’exclame Pierre Veya, chef de la rubrique économique des titres Tamedia romands, saluant en bon libéral la nationalisation de la branche pour autant que cela active le pompage du trésor public vers les caisses privées. D’un autre côté, qui irait qualifier de stupides les coups de pouce qu’il va recevoir?
Ces coups de pouce comprennent un élargissement de l’aide à la distribution postale, ainsi qu’une enveloppe de 50 millions «aux médias offrant du contenu payant en ligne».
Comme par exemple l’Antipresse? Certainement, puisque le gouvernement «ne soutiendrait toutefois que des médias jouant un rôle de service public par un journalisme de qualité». Sauf, nous dira-t-on, que l’Antipresse, n’ayant jamais vendu une seule publicité, ne saurait être mise en péril par la chute des recettes publicitaires. Ou autre jésuiterie dont nous avons l’habitude.
Des aides pour les fossoyeurs de la presse?
De fait, on se doute bien — et l’on espère se tromper — que ces injections de premier secours obtenues par un lobbying intense ne sont pas destinées à soutenir l’éclosion des nouvelles espèces, mais à sauver les mammouths et donc à officialiser leur fonction d’organes du pouvoir. Le sponsoring change donc de main — sans que rien ne change. Les pouvoirs économiques passent la balle au politique, lui-même contrôlé par les mêmes pouvoirs économiques. Seule innovation: la mise à contribution du… contribuable.
On voit pourtant in vivo les effets de ce subventionnement chez nos amis et voisins français, avec des «quotidiens de référence» devenant des quotidiens de déférence à la botte et à l’escarpin de l’Élysée, la floraison de la censure, l’étouffement des enquêtes, l’absence de curiosité et l’agnotologie (production délibérée d’ignorance) devenant la posture obligée du journaliste, etc. — Bref, la «déchéance complète du journalisme en France» comme la décrit et la résume avec des mots simples un Français de l’étranger (sur Agoravox, évidemment, non dans une tribune du Monde).
Les subventions, comme il se doit, n’iront qu’au journalisme «de qualité». La formule entraîne nécessairement la question à cent sous: quels sont les critères définissant un journalisme «de qualité»? Qui sont les juges qui en décident? Aurons-nous droit à une instance d’examen du genre de la commission fédérale pour les vaccinations, dont la liste des conflits d’intérêts est plus difficile à dénicher que les pattes d’une couleuvre?
Il sera intéressant de voir quelle part de ces subsides sera destinée à perfusionner les titres des groupes Ringier et Tamedia. Ces mêmes groupes qui ont délibérément laissé partir à vau-l’eau leurs journaux papier, investissant dans des plateformes internet plus ou moins juteuses, plus ou moins porno-vulgaires (mais «de qualité») et cannibalisant leur propre publicité papier par la pub online. Ce n’est pas parce que le groupe Tamedia a fait 56 millions de bénéfice au premier semestre 2019 qu’il ne devrait pas recevoir un petit bakchich du citoyen pour des canards boiteux devenus, en l’occurrence, des sébiles de mendicité dans des mains d’ultrariches. Ils n’ont même plus besoin de planquer la Rolex en faisant la manche…
Scripta manent
Tout ceci ne changera évidemment rien au diagnostic de base du mal de la presse suisse (et plus large): son mépris du lecteur, fait de suffisance, de moralisme rééducateur, d’infantilisation et, accessoirement, d’un effondrement de la qualité de la langue et des contenus. J’ai déjà analysé le cercle vicieux politiquement correct-mépris du public-récession publicitaire dans «A quoi les médias servent-ils, au fond?» (Antipresse 182 et 184).
Par ailleurs, j’ai également replacé l’étouffement délibéré de L’Hebdo par son éditeur Ringier dans le contexte plus large (est-européen) de la stratégie de Ringier. (Voir «Qui a (vraiment) tué la presse papier?», Antipresse 62 | 5.2.2017.) J’y recommandais aux journalistes suisses de bien observer la manière dont ce Procuste de la presse avait «redressé» ses publications en Europe de l’Est, dont certains titres de haute culture et de grande valeur éthique. Ils y liraient «la recette du brouet insipide et infect dans lequel ils vont bientôt tous mijoter». La soupe à l’oignon mijotée par le gouvernement n’agira qu’un temps. La gueule de bois des médias officiels, elle, est faite pour durer. La perfusion qu’ils accueillent avec soulagement vient récompenser leur incapacité à capter l’attention du public et conserver sa fidélité. C’est leur bouillon d’onze heures.
Nos amis les scribes le savent bien, puisqu’ils passent leur temps à servir d’Animierdamen pour les lobbies de la santé (voir «#SANTÉ SUISSE | Le colloque des bouchers véganes») quand ils ne «montent pas sur scène» pour faire du «journalisme vivant», c’est-à-dire oral. Sans doute se sont-ils rappelé la maxime des Anciens: Verba volant, scripta manent. Il y a des scripta qu’on préférerait, dans certaines rédactions, voir s’envoler comme des paroles en l’air.
- Bouillie de douleur et de peur dont se nourrissent, comme d’une drogue, les esprits de la Loge Noire dans Twin Peaks de David Lynch. (Geekychef)
- Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 196 du 01/09/2019.
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