Guy Mettan: fin de partie en Europe… ou début de la vraie construction?

par | 1.06.2019 | En accès libre, Passager clandestin, Slobodan Despot

Journaliste, auteur, député, Guy Mettan présida longtemps les destinées du Club Suisse de la Presse, un grand forum d’échanges et de débat libre au cœur de la Genève internationale (voir l’Antipresse n° 6 du 10.1.2016). Il publie aujourd’hui Le continent perdu(éd. des Syrtes), un «plaidoyer pour une Europe démocratique et souveraine» à la fois féroce par ses constats et idéaliste, en apparence, par la solution qu’il propose. Nous lui avons demandé quelques éclaircissements.

Le continent perdu paraît quatre ans après Russie-Occident. Une guerre de mille ans. Dans ce précédent livre, d’une certaine manière, vous esquissez une stratégie d’unification européenne autour d’un ennemi commun plus ou moins fictif, la Russie. Ce nouvel essai s’inscrit-il dans une continuité de réflexion ou est-ce un hasard du calendrier?

Non, il s’agit d’une trilogie sur le destin de l’Occident, le prochain livre devant porter sur la transformation de la république impériale américaine en nouvel empire globalitaire. L’approche des élections du parlement européen a ensuite servi d’occasion pour publier le livre.

Pourquoi écrire ce livre aujourd’hui?

Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre la phase historique dans laquelle s’inscrit l’Europe d’aujourd’hui. Dans mon enquête historique, j’ai identifié deux destins possibles pour l’Europe contemporaine. Soit une évolution à la manière du Saint-Empire romain germanique, qui frappe par sa résilience et sa longévité (844 ans ce n’est pas rien), mais qui très vite, à cause de ses insuffisances en matière de gouvernance politique, économique et militaire, a été frappé par des exits successifs (Bourgogne, Suisse, Italie, etc.) qui l’ont amené à se recroqueviller sur son noyau dur germanique et à se vider de sa substance, à perdre sa raison d’être. Dans ce sens, le Brexit, réussi ou pas, est un signe de ce qui attend l’Union européenne sur le long terme.

Une autre évolution possible serait le scénario grec, à savoir l’attrition de la civilisation grecque qui a suivi la grande guerre civile que fut la guerre du Péloponnèse entre 432 et 404 avant notre ère. Cette guerre fut totale, mondiale pour l’époque car elle a impliqué non seulement la Grèce entière mais toutes ses colonies méditerranéennes. Et elle s’est déroulée en deux phases interrompues par une longue trêve. La paix revenue, la Grèce n’a plus jamais été comme avant. La créativité religieuse, l’élan philosophique, l’innovation politique, le rayonnement industriel et commercial ont décliné. Le ressort de la civilisation grecque s’est cassé. Et les tentatives pour remédier à cet état de fait – création de ligues, de confédérations pour éviter le retour des guerres fratricides – ont toutes échoué car les Grecs sont restés divisés et incapables de se doter d’institutions inclusives et performantes.

Ces divisions ont favorisé les ingérences extérieures, macédonienne et surtout romaine. Les Romains, puissance montant d’Occident, sont intervenus trois fois en Grèce et, la troisième fois, y sont restés, réduisant la Grèce à l’état de colonie romaine.

Or c’est exactement ce qui est arrivé à l’Europe après la Grande Guerre Civile de 1914-1945 qui a brisé l’élan de la civilisation européenne à travers ses deux vagues successives. La Kultur germanique s’est effondrée et la fine fleur de l’intelligentsia européenne a émigré aux États-Unis. Ce pays, nouvelle Rome surarmée, est intervenu trois fois en Europe en 1917, en 1942-1945 et à partir de 1947 avec le Plan Marshall et la Guerre froide. Il y est toujours solidement implanté grâce à ses bases militaires et à l’OTAN et a étendu son emprise à l’économie à travers l’extraterritorialisation de son droit et par l’imposition de sanctions économiques contre les adversaires qu’il désigne unilatéralement. Et la tentative d’unification des Européens pour conjurer ce déclin et retrouver leur indépendance est vouée à l’échec à cause des insuffisances délibérées de la construction européenne incarnée par l’Union actuelle.

A la lumière de vos recherches sur les cinq échecs successifs de la construction européenne, comment analysez-vous les élections du 26 mai? Révolution ou hypernormalisation?

Les élections du 26 mai ne changeront pas la donne et ne permettront pas d’envisager un redressement ou une correction radicale du projet européen. Le paysage politique est encore plus fragmenté qu’avant et le Parlement n’est de toute façon qu’un demi-parlement puisqu’il ne peut pas proposer de lois, ce privilège étant du ressort exclusif de la Commission, qui est cooptée plutôt qu’élue démocratiquement. Et dans aucun camp il n’existe de volonté de dépasser les blocages et d’envisager une Europe fédérale, protectrice des nations qui la composent, souveraine et active sur le plan international. Les européistes et les libéraux ne veulent pas d’un État fédéral qui encadrerait le commerce, le libre-échange, la finance et l’activisme des grandes entreprises, tandis que les souverainistes et eurosceptiques adhèrent à l’ultralibéralisme ambiant (sauf sur le plan des migrations) et sont incapables de définir les contours et le mode de fonctionnement de leur «Europe des nations». Sans compter que les deux pays moteurs y sont hostiles pour des raisons inverses: les Français, centralistes depuis mille ans, ne comprennent rien au fédéralisme, tandis que les Allemands, eux, le comprennent trop bien et ne veulent plus partager le pouvoir économique et politique qu’ils ont acquis en Europe depuis la réunification de 1991.

L’avenir possible que vous voyez pour le continent passerait par une extension du modèle suisse, que vous qualifiez de «disruption démocratique». À la fin du livre, vous donnez même une «petite leçon de fédéralisme». Est-ce encore l’orgueil pédagogique des Suisses qui vous anime — le «y en a pas comme nous»?

Je suis très critique avec la Suisse, et notamment à propos de sa désinvolture vis-à-vis de la neutralité. Nous avons quasiment adhéré à l’OTAN et renoncé aux immenses avantages moraux et politiques de la neutralité. La Suisse n’est pas plus géniale que les autres. Mais la méthode suisse reste une source d’inspiration: faire vivre ensemble sans heurts majeurs 23 États disparates depuis 170 ans grâce aux mécanismes de la démocratie directe – doit d’initiative et de référendum – devrait faire réfléchir les autres Européens. Le RIC était d’ailleurs une revendication des Gilets jaunes. Ce qui manque à l’Europe, c’est la volonté des élites de travailler avec le peuple plutôt que contre lui, en acceptant de redistribuer une partie des richesses et de créer les instruments d’une vraie participation des citoyens à la gestion du pouvoir politique. A un moment de leur histoire, les élites suisses ont su faire le pas, même si je ne suis pas sûr qu’elles le referaient aujourd’hui. Mais l’Europe se trouve dans une phase où, comme dans la Suisse d’après 1815, un tel saut qualitatif devrait être fait.

Quel est ce facteur débilitant primordial que l’_helvétisation_universelle serait appelée à résoudre?

Celui de l’impuissance de l’Europe! Comment imaginer que le continent qui, uni du Portugal à l’Oural comme le voulait de Gaulle, serait la première puissance économique et intellectuelle du monde et pourrait jouer le rôle de force d’équilibre entre une Amérique qui se crispe et une Chine qui s’affirme chaque jour davantage, s’efface de la scène mondiale par sa servitude volontaire devant les intérêts américains et son agressivité vis-à-vis de ces autres Européens que sont les Orthodoxes et les Russes? Face aux tensions croissantes, à l’escalade de la confrontation États-Unis-Chine, aux défis colossaux du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, devons-nous laisser ces conflits s’installer au cœur même de notre continent ou au contraire dépasser ces divisions pour devenir la force de stabilisation et d’impulsion qui devrait tirer l’humanité en avant? Et devons-nous laisser les querelles de chapelle entre européistes et souverainistes occuper la totalité du champ politique continental?

En tant que député, vous militez pour l’interdiction de l’exportation des LBD, ces fameuses munitions employées contre les Gilets jaunes et qui sont produites par une entreprise helvétique. Cette initiative est-elle liée au cas spécifique de la répression française ou à une réflexion d’ensemble sur l’éthique de l’exportation d’armes par un pays neutre comme la Suisse?

La Suisse, et Genève en particulier, sont le berceau du droit humanitaire et les dépositaires des Conventions de Genève qui interdisent l’usage d’armes létales contre les populations civiles. La Suisse officielle se flatte aussi d’accueillir de nombreuses organisations internationales, dont le siège du Conseil des Droits de l’Homme, qui s’est alarmé de l’usage intempestif des LBD pendant les manifestations françaises. Elle doit donc être conséquente avec elle-même et éviter qu’un État, aussi proche et amical soit-il, fasse un usage inapproprié des armes que nous lui vendons. Si ces LBD avaient été vendus et utilisés par les polices russe ou vénézuélienne contre leurs manifestants, il y a longtemps que la Suisse officielle et nos médias s’en seraient alarmés.

  • Article de Guy Mettan paru dans la rubrique «Désinvité» de l’Antipresse n° 183 du 02/06/2019.

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