Le robot ressemble à l’être humain, il a toutes les apparences d’un être humain, mais ce n’est pas un être humain, car il lui manque ce qui fait qu’un être humain, un vrai, en est un, à savoir la volonté, la libre disposition de soi. On pourrait aussi dire que c’est un corps privé de volonté. La plupart des gens, aujourd’hui, sont des corps privés de volonté.
L’autre jour, j’étais chez mon médecin. Non pas mon médecin traitant, comme on le dit en jargon (robotisé), mais son remplaçant occasionnel. La salle d’attente était vide, ce qui fait que la consultation s’est prolongée un peu plus que de coutume. Et à un moment donné, c’est le médecin qui est devenu mon patient. Il me parle de ses conditions de travail, conditions qui n’ont cessé de se dégrader depuis une quinzaine d’années. Je ne suis plus médecin, dit-il, mon métier s’est robotisé. En vrac: dictature des caisses maladies, inflation des tâches administratives, stress, etc. Tout est aujourd’hui minuté, tarifé. L’échange verbal lui-même n’échappe pas à la tarification. C’est le système Tarmed, en vigueur en Suisse depuis, simple coïncidence, une quinzaine d’années: système s’inscrivant dans une logique de quantification poussée jusqu’à la caricature, en lien avec la planification fonctionnelle, fleuron du new public management.
Mon interlocuteur ne dit pas que le système Tarmed a été approuvé en son temps par les représentants des médecins, mais je le laisse parler. A quoi, aujourd’hui, servent les syndicats ou les associations professionnelles, ce serait un sujet en soi.
Je regrette d’avoir fait des études médicales, poursuit mon interlocuteur. 15-20 ans de formation pour en arriver là, ce n’était pas la peine. En plus il s’estime sous-payé. Lui touche le salaire moyen en Suisse, 5-6’000 francs, alors qu’il est sur la brèche du matin au soir, parfois même la nuit et le week-end. Il compare avec ce que touche le ministre en charge de la santé publique, un non-médecin, lui: 250’000 francs par an. Là il se trompe, il est en dessous de la réalité. Mais je ne le lui dirai pas. Le pauvre, il est déjà assez démoralisé comme ça. Il enchaîne ensuite avec ses patients. Eux aussi, tels qu’il les décrit, sont victimes de la robotisation. Mais en règle générale ils ne le savent pas. C’est le corps qui parle pour eux: le corps qui craque, dysfonctionne, en fait se révolte. Les gens dépriment, dorment mal, certains, on le sait, font même des cancers. Stress, harcèlement, souffrance au travail, je ne comprends pas, Docteur. Le médecin pourrait le leur expliquer, remonter aux causes. Mais les caisses maladie risqueraient alors d’intervenir: Docteur, nous défendons la loi et l’ordre. Arrêtez tout de suite.
Le médecin écoute quand il le peut, mais justement il n’a pas toujours le temps d’écouter. Le chronomètre fait tic-tac. On est là au cœur du problème. Beaucoup de maladies actuelles sont liées à la robotisation. On demande aux médecins de les soigner, mais comment pourraient-ils le faire, puisqu’eux-mêmes, qu’ils en soient ou non conscients (en règle générale, ils ne le sont pas), se robotisent ou sont déjà robotisés? Docteur, guéris-toi toi-même. Comment un corps privé de volonté pourrait-il en aider un autre à récupérer ce dont lui-même est privé? A quoi s’ajoute le tout-numérique. Car si tout est minuté, chronométré, tarifé, tout aussi bien est numérisé. Le corps n’est plus ici seulement privé de volonté, mais de réalité. Il n’est plus qu’une simple copie-fac-similé de lui-même: ce qui reste de quelqu’un après sa mort. En ce sens, les médecins se sont pour la plupart aujourd’hui transformés en médecins légistes. Pourquoi non.
Le médecin me parle aussi des rapports de force au centre hospitalier, centre auquel il a parfois affaire. Aucune critique n’est tolérée. Ou alors c’est la porte. Il cite un exemple, un professeur renommé. C’est le stade ultime de la robotisation: quand tous se taisent.
Comment échapper à la robotisation (se dérobotiser, si l’on ose dire)? C’est un problème général, il ne concerne pas seulement la santé (même si la santé, se situant en aval de tout le reste, est particulièrement concernée), mais aussi l’économie, l’école, l’ensemble des activités humaines, en fait. Comment se dérobotiser? En s’entraînant, bien sûr, à l’autonomie. S’entraîner à l’autonomie, cela signifie d’abord prendre soin de soi, être respectueux de soi. Adopter, quand on le peut, un autre rythme de vie que le rythme aujourd’hui imposé. «Réduire le rythme»(*). Ce n’est, il est vrai, pas toujours possible. Mais on peut au moins essayer. Faire un bout de chemin au moins dans cette direction.
Et surtout, prendre conscience de l’importance du problème. Être conscient du risque de robotisation est en soi déjà un début de dérobotisation. La conversation qui précède est bien sûr complètement inventée. Mais le personnage qui parle peut ici servir d’exemple. Il témoigne d’un début au moins d’affranchissement.
(*) François de Bernard, _L’Homme post-numérique_, Yves Michel, 2016, p. 69.
- Article de Eric Werner paru dans la rubrique «Enfumages» de l’Antipresse n° 47 du 23.10.2016.