Pain de méninges
Apprendre par l’erreur, besogne de ratés
Inévitablement, quand vous démarrez un business, tous les gens que vous connaissez, sans oublier ceux que vous ne connaissez pas, deviennent soudain des experts omniscients. Ignorez-les. Accrochez-vous à votre vision, faites vos propres règles et pétez le feu. Vous savez où vous allez; le comment est votre affaire. Conchiez ces têtes de boulons de philistins je-sais-tout: ils ne savent rien. Les autres ne comprennent rien, et ils ont certainement moins vos affaires à cœur que vous. Que votre entreprise survive ou s’effondre, cela ne doit tenir qu’à vos propres décisions, et à celles d’un quelconque business guru à la petite semaine. Ces praticiens à la gomme vont vous conseiller d’«apprendre par vos erreurs». Apprendre par l’erreur, c’est bon pour les losers. Se chercher une consolation dans le fait que les erreurs pourraient éventuellement nous enseigner quelque chose n’est qu’une logique stupide inventée par des mortels de rang inférieur cherchant à […]
De la civilisation et de la barbarie
L’heure est à la guerre. Les Achéens construisent un mur défensif. Le poème tisse la dialectique de l’assiégeant et de l’assiégé. Jusqu’alors l’offensive revenait aux Grecs et les Troyens se terraient à l’ombre de leurs remparts. Les uns viennent de la mer, les autres vivent dans l’opulence. Les uns envahissent, les autres se protègent. Message d’Homère pour les temps actuels: la civilisation, c’est quand on a tout à perdre; la barbarie, c’est quand ils ont tout à gagner. Toujours se souvenir d’Homère à la lecture du journal, le matin. — Sylvain Tesson, Un été avec Homère
Le progrès, ou le raffinement des vices
— Sans approfondir ces questions sur lesquelles on pourrait discuter pendant des ans, j’admire, s’écria Durtal, la placidité de cette utopie qui s’imagine que l’homme est perfectible! — Mais non, à la fin, la créature humaine est née égoïste, abusive, vile. Regardez donc autour de vous et voyez! Une lutte incessante, une société cynique et féroce, les pauvres, les humbles, hués, pilés par les bourgeois enrichis, par les viandards! Partout le triomphe des scélérats ou des médiocres, partout l’apothéose des gredins de la politique et des banques! Et vous croyez qu’on remontera un courant pareil? Non, jamais, l’homme n’a changé; son âme purulait au temps de la genèse, elle n’est, à l’heure actuelle, ni moins purulente ni moins fétide. La forme seule de ses péchés varie; le progrès c’est l’hypocrisie qui raffine les vices! — J. K. Huysmans, Là-bas.
Du plaisir de l’écriture non mécanisée
J’adore écrire sur le vif, griffonner dans un carnet pendant des promenades, des trajets en train, des moments passéss au café, puis me ruer chez moi pour inventorier mon butin. Quand je suis à Hampstead, j’ai mon banc préféré sur le Heath, à l’abri d’un arbre isolé aux larges ramures, et c’est là que j’aime écrire. J’ai toujours écrit à la main. On peut y voir une forme d’arrogance, mais je cultive la tradition multiséculaire de l’écriture non mécanisée. Le dessinateur manqué en moi prend un réel plaisir à tracer les mots. — John Le Carré, Le tunnel aux pigeons, histoires de ma vie.
Le faux courage et le vrai
«De nos jours, nous voyons souvent mentionner le courage ou l’audace avec lesquels certain rebelle s’en prendra à une tyrannie séculaire ou à une superstition désuète. Ce n’est pas faire preuve de courage que de s’en prendre à des choses séculaires ou désuètes, pas plus que de provoquer sa grand-mère. L’homme réellement courageux est celui qui brave des tyrannies jeunes comme le matin ou des superstitions fraîches comme les premières fleurs. Le seul et authentique libre-penseur est celui dont l’esprit est aussi libre de l’avenir qu’il l’est du passé. Il se soucie aussi peu de ce qui sera, que de ce qui fut ; il ne se soucie que de ce qui devrait être.» — Gilbert Keith Chesterton, Le Monde comme il ne va pas.
Le monde comme reflet de l’esprit
«J’ai quelquefois ce sentiment bizarre que les choses qui se passent dans le monde autour de nous sont en quelque sorte les reflets de choses qui se passent dans les profondeurs de notre propre esprit. C’est comme si le monde se calmait lorsqu’on se calme soi-même, et vice-versa. Pourtant, il serait absurde d’imaginer qu’on puisse contrôler le cours des événements de la sorte car cela impliquerait l’idée que nous sommes seuls réels et que tout le reste ne sont que les fruits de notre pensée. Mais cela me convainc de plus en plus qu’il y a un univers à l’intérieur de nous, qui contient Hitler et toutes les formes de folie humaine en même temps que l’amour et la beauté.» Alan Watts, lettre à ses parents (1941).
Des bienfaits de l’oisiveté
En Amérique, les hommes font souvent de longues journées de travail même s’ils sont déjà très à l’aise ; de tels hommes sont naturellement indignés à l’idée que les salariés puissent connaître le loisir, sauf sous la forme d’une rude punition pour s’être retrouvés au chômage. En fait, ils exècrent le loisir, même pour leurs fils. Chose pourtant curieuse, alors qu’ils veulent que leurs fils travaillent tellement qu’ils n’aient pas le temps d’être civilisés, ça ne les dérange pas que leurs femmes et leurs filles n’aient absolument rien à faire. Dans une société aristocratique, l’admiration vouée à l’inutile s’étend aux deux sexes, alors que, dans une ploutocratie, elle se limite aux femmes, ce qui n’est d’ailleurs pas pour la rendre plus conformes au sens commun. — Bertrand Russell, Eloge de l’oisiveté (1984)
La grande métamorphose
«Il m’arrive même de tenir pour un privilège d’avoir pu assister sur place à un changement de civilisation, même pays, même population, disons au passage de la France-République à la France-entreprise, d’une nation tribunitienne et méditerranéenne à une province transatlantique et semi-anglophone, des sociétés de pensée aux think tanks. Aucun citoyen de l’Antiquité n’a pu voir en direct la Rome du forum devenir celle des basiliques. Je fais simplement le constat d’une inaptitude personnelle à me rendre utile dans ce nouveau bocal. Avec le sentiment, comme vous dites, d’avoir sauté en une vie de l’adolescence à l’obsolescence sans passer par la maturité, un peu comme ces villes du Brésil décrites par Lévi-Strauss qui passaient directement de l’état de chantier à l’état de vestige.» — Régis Debray