Un conte de Slobodan Despot lu aux auditeurs des «Beaux Parleurs» (RTS1) le 17 janvier 2021.
En Bretagne, pendant des siècles, on a vécu en bonne entente avec l’Ankou. L’Ankou, c’était l’huissier de la Mort. On ne l’avait jamais vu, mais on l’attendait avec sérénité parce que la mort, croyait-on, était un passage vers une meilleure vie.
Avec les temps modernes, les vieilles croyances se mirent à pâlir. Au village de Ploermadec, le dernier druide, du nom de Maro, commença de craindre pour son double emploi de prêtre et de guérisseur. Il proclama donc la guerre à l’Ankou.
Quand un bûcheron mourait au bois, écrasé par un tronc, Maro montrait à tout le monde des traces de pas fourchus dans la neige. Quand une vieille claquait subitement, il relevait dans ses yeux vitreux l’ombre d’un reflet: celui de l’Ankou. «Vous voyez bien!» Quand un malade se remettait de justesse, il le questionnait:
«N’as-tu pas reçu une étrange visite durant ta fièvre?
— Oh, c’est un peu confus, mais il me semble bien que si!»
Maro leur expliqua que l’Ankou, ce lâche, avait une prédilection pour les vieux. Et qu’il fallait donc les enfermer à double tour pour les en protéger. On les enferma si bien qu’on en oublia parfois même de les nourrir. Cela arrangeait un peu tout le monde, il faut bien dire. La vie est si dure, et les vieux si encombrants… Et les vieux claquemurés continuèrent de claquer de plus belle.
Chaque mort désormais était une preuve de la malice de l’Ankou. Les villageois négligèrent leurs affaires, cessèrent de se parler. Chacun voyait dans son voisin un émissaire de l’Ankou. Plusieurs d’entre eux, de peur, cessèrent de respirer. Et chaque jour, le druide Maro passait dans le village avec une crécelle en claironnant le décompte des morts. On n’avait jamais fait des listes, au village. Jamais on ne leur avait mis sous le nez de preuves aussi irréfutables des ravages de l’Ankou. Jusqu’alors, ses mauvaises blagues étaient noyées dans la trame des jours et des saisons.
Lorsque la peur atteignit son comble, Maro élabora une potion magique censée repousser l’Ankou et la vendit à tous les ménages. Elle puait très fort l’ail et l’œuf pourri, mais il fallait bien ça. Les villageois devinrent malades, commencèrent à vomir — et plus ils vomissaient et plus ils se persuadaient de l’efficacité de la médecine. Le druide cessa alors de passer dans les rues avec sa crécelle.
Lorsque les habitants de Ploermadec s’aperçurent que l’Ankou n’avait pas fui, mais qu’au contraire il visitait maintenant les maisons une par une, ils furent pris de panique. Ils allèrent tous trouver le druide dans sa cahute et virent que le foyer était éteint. Le druide Maro avait disparu depuis deux jours au moins.
Abandonnés à eux-mêmes et à leur peur, les villageois de Ploermadec s’agitèrent en rond pendant quelques heures puis quelqu’un eut spontanément l’idée salvatrice. Il se mit à courir vers la mer. Tous les autres le suivirent. Et le village entier de Ploermadec se précipita du haut des falaises de Covidac’h.
Enfin, ils avaient réussi à jouer un bon tour à l’Ankou! Plus jamais jusqu’à la fin des temps il n’emmènerait un habitant de Ploermadec.